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les étudie isolés, il en veut connaître les rapports généraux, il veut remonter aux lois qui gouvernent ces rapports, aux causes inaccessibles. Alors, ce regard si clair s’obscurcit, l’intrépide explorateur perd pied, il tombe dans l’abîme des contradictions philosophiques ; en lui, autour de lui, il ne sent que le néant et la nuit ; pour combler ce néant, pour illuminer cette nuit, les personnages qu’il fait parler proposent les pauvres explications de la métaphysique ; et soudain, irrités de ces sottises d’école, ils se dérobent eux-mêmes à leurs explications.

À mesure qu’il avance dans son œuvre et dans la vie, de plus en plus branlant dans le doute universel, Tolstoï prodigue sa froide ironie aux enfants de son imagination qui font effort pour croire, pour appliquer un système suivi ; sous cette froideur apparente, on surprend le sanglot du cœur, affamé d’objets éternels. Enfin, las de douter, las de chercher, convaincu que tous les calculs de la raison n’aboutissent qu’à une faillite honteuse, fasciné par le mysticisme qui guettait depuis longtemps son âme inquiète, le nihiliste vient brusquement s’abattre aux pieds d’un Dieu, de quel Dieu, nous le verrons tout à l’heure. Je devrai parler en terminant ce chapitre de la phase singulière où est entrée la pensée de l’écrivain ; j’espère le faire avec toute la réserve due à un vivant, avec tout le respect dû à une conviction sincère. Je ne sais rien de plus curieux que les dépositions actuelles de M. Tolstoï sur le fond de son âme ; c’est toute la crise que traverse aujourd’hui la conscience russe, vue en raccourci, en pleine lumière, sur les hauteurs. Ce penseur est le type achevé, le grave