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vois si grand qu’il m’apparaît comme un mort ; je souscris volontiers à cette exclamation de Flaubert parcourant la traduction que Tourguénef venait de lui remettre, et criant de sa voix tonnante, avec des trépignements : « Mais c’est du Shakspeare, cela, c’est du Shakspeare ! »

Par une singulière et fréquente contradiction, cet esprit troublé, flottant, qui baigne dans les brumes du nihilisme, est doué d’une lucidité et d’une pénétration sans pareilles pour l’étude scientifique des phénomènes de la vie. Il a la vue nette, prompte, analytique, de tout ce qui est sur terre, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’homme ; les réalités sensibles d’abord, puis le jeu des passions, les plus fugitifs mobiles des actions, les plus légers malaises de la conscience. On dirait l’esprit d’un chimiste anglais dans l’âme d’un bouddhiste hindou ; se charge qui pourra d’expliquer cet étrange accouplement : celui qui y parviendra expliquera toute la Russie. Tolstoï se promène dans la société humaine avec une simplicité, un naturel, qui semblent interdits aux écrivains de notre pays ; il regarde, il écoute, il grave l’image et fixe l’écho de ce qu’il a vu et entendu ; c’est pour jamais, et d’une justesse qui force notre applaudissement. Non content de rassembler les traits épars de la physionomie sociale, il les décompose jusque dans leurs derniers éléments avec je ne sais quel acharnement subtil ; toujours préoccupé de savoir comment et pourquoi un acte est produit, derrière l’acte visible il poursuit la pensée initiale, il ne la lâche plus qu’il ne l’ait mise à nu, retirée du cœur avec ses racines secrètes et déliées.

Par malheur, sa curiosité ne s’arrête pas là ; ces phénomènes qui lui offrent un terrain si sûr quand il