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donné au mot ; mais nihiliste, c’est-à-dire vide de toute foi. »

Nous n’avions pas besoin de cet aveu tardif ; toute l’œuvre de l’homme le criait, bien que le mot redoutable n’y soit pas prononcé une seule fois. Des critiques ont appelé Tourguénef le père du nihilisme, parce qu’il avait dit le nom de la maladie et en avait décrit quelques cas ; autant vaudrait affirmer que le choléra est importé par le premier médecin qui en donne le diagnostic, et non par le premier cholérique atteint du fléau. Tourguénef a discerné le mal et l’a étudié objectivement ; Tolstoï en a souffert depuis le premier jour, sans avoir d’abord une conscience bien nette de son état ; son âme envahie crie à chaque page de ses livres l’angoisse qui pèse sur tant d’âmes de sa race. Si les livres les plus intéressants sont ceux qui traduisent fidèlement l’existence d’une fraction de l’humanité à un moment donné de l’histoire, notre siècle n’a rien produit de plus intéressant que l’œuvre de Tolstoï. Il n’a rien produit de plus remarquable sous le rapport des qualités littéraires. Je n’hésite pas à dire toute ma pensée, à dire que cet écrivain, quand il veut bien n’être que romancier, est un maître des plus grands, de ceux qui porteront témoignage pour le siècle.

Est-ce qu’on dit ces énormités d’un contemporain qui n’est même pas mort, qu’on peut voir tous les jours avec sa redingote, sa barbe, qui dîne, lit le journal, reçoit de l’argent de son libraire et le place en rentes, qui fait, en un mot, toutes les choses bêtes de la vie ? Comment parler de grandeur avant que la dernière pincée de cendres soit pourrie, avant que le nom se soit transfiguré dans le respect accumulé des générations ? Tant pis, je le