Page:Vogüé - Le Roman russe.djvu/340

Cette page a été validée par deux contributeurs.

gentilhomme solitaire et méditatif ne relève d’aucun maître ni d’aucun groupe ; il est lui-même un phénomène spontané. Son premier grand roman est contemporain de Pères et fils ; mais entre les deux romanciers il y a un abîme. L’un se réclamait encore des traditions du passé et de la maîtrise européenne, il rapportait chez lui l’instrument de précision qu’il tenait de nous ; l’autre a rompu avec le passé, avec la servitude étrangère ; c’est la Russie nouvelle, précipitée dans les ténèbres à la recherche de ses voies, rétive aux avertissements de notre goût, et souvent incompréhensible pour nous. Ne lui demandez pas de se borner, ce dont elle est le moins capable, de concentrer son application sur un point, de subordonner sa conception de la vie à une doctrine ; elle veut des représentations littéraires qui soient l’image du chaos moral où elle souffre : Tolstoï arrive pour les lui donner. Avant tout autre, plus que tout autre, il est à la fois le traducteur et le propagateur de cet état de l’âme russe qu’on a appelé nihilisme.

Chercher dans quelle mesure il l’a traduit, dans quelle mesure il l’a propagé, ce serait tourner dans le vieux cercle sans issue. L’écrivain remplit la double fonction du miroir, qui réfléchit la lumière et la renvoie décuplée d’intensité, brûlante, communiquant le feu. Dans la confession religieuse qu’il vient d’écrire, le romancier, devenu théologien, nous donne en cinq lignes toute l’histoire de son âme : « J’ai vécu dans ce monde cinquante-cinq ans ; à l’exception des quatorze ou quinze années de l’enfance, j’ai vécu trente-cinq ans nihiliste, au sens propre du mot : non pas socialiste et révolutionnaire, suivant le sens détourné que l’usage a