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tablettes, comme sur trois pupitres, les livres ouverts de Vogt, de Moleschott et de Buchner ; devant chacun des volumes il alluma des cierges d’église. » — Après les simples, les faibles, ceux qui subissent le magnétisme de la force et suivent les chefs dans tous les tours de l’engrenage. Puis les pessimistes logiques, comme l’ingénieur Kirilof, ceux qui se tuent par impuissance morale de vivre, et dont le parti exploite la complaisance ; l’homme sans principes, décidé à mourir parce qu’il ne peut pas trouver de principes, se prête à ce qu’on exige de lui comme à un passe-temps indifférent. Enfin les pires « possédés », ceux qui tuent pour protester contre l’ordre du monde qu’ils ne comprennent pas, pour faire un usage singulier et nouveau de leur volonté, pour jouir de la terreur inspirée, pour assouvir l’animal enragé qui est en eux.

Le plus grand mérite de ce livre confus, mal bâti, ridicule souvent et encombré de théories apocalyptiques, c’est qu’il nous laisse malgré tout une idée nette de ce qui fait la force des nihilistes. Cette force ne réside pas dans les doctrines, absentes, ni dans la puissance d’organisation, surfaite ; elle gît uniquement dans le caractère de quelques hommes. Dostoïevsky pense, — et les révélations des procès lui ont donné raison, — que les idées des conspirateurs sont à peu près nulles, que la fameuse organisation se réduit à quelques affiliations locales, mal sondées entre elles, que tous ces fantômes, comités centraux, comités exécutifs, existent seulement dans l’imagination des adeptes. En revanche, il met vigoureusement en relief ces volontés tendues à outrance, ces âmes d’acier glacé, il les oppose à la timidité et à l’irré-