Page:Vogüé - Le Roman russe.djvu/321

Cette page a été validée par deux contributeurs.

titre, qui eut pu s’appliquer non-seulement à ce livre, mais à tous les autres. Les personnages de Dostoïevsky sont tous dans l’état de possession, tel que l’entendait le moyen âge ; une volonté étrangère et irrésistible les pousse à commettre malgré eux des actes monstrueux. Possédée, la Natacha d’Humiliés et offensés ; possédés, le Raskolnikof de Crime et châtiment, le Rogojine de l’Idiot ; possédés, tous ces conspirateurs qui assassinent ou se suicident, sans motif et sans but défini. — L’histoire de ce roman est assez curieuse. Dostoïevsky fut toujours séparé de Tourguénef par des dissentiments politiques et surtout, hélas ! par des jalousies littéraires. À cette époque, Tolstoï n’avait pas encore établi son pouvoir, les deux romanciers étaient seuls à se disputer l’empire sur les imaginations russes ; la rivalité inévitable entre eux fut presque de la haine du côté de Féodor Mïchaïlovitch ; il se donna tous les torts, et dans le volume qui nous occupe, par un procédé inqualifiable, il mit en scène son confrère sous les traits d’un acteur ridicule.

Le grief secret, impardonnable, était celui-ci : Tourguénef avait le premier deviné et traité le grand sujet contemporain, le nihilisme ; il se l’était approprié dans une œuvre célèbre, Pères et fils. Mais, depuis 1861, le nihilisme avait mûri, il allait passer de la métaphysique à l’action ; Dostoïevsky écrivit les Possédés pour prendre sa revanche ; trois ans après, Tourguénef relevait le défi en publiant Terres vierges. Le thème des deux romans est le même, une conspiration révolutionnaire dans une petite ville de province. S’il fallait décerner le pris dans cette joute, j’avouerais que le doux artiste de Terres vierges a été vaincu par le psychologue dramatique : ce