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sanctifient l’idiot, le neutre, l’inactif ; il ne fait pas de bien, c’est vrai, mais il ne fait pas de mal : partant, dans leur conception pessimiste du monde, il est le meilleur.

Je cours au milieu de ces géants et de ces monstres qui me sollicitent ; mais comment passer sous silence le marchand Rogojine, une figure très-réelle, celle-là, une des plus puissantes que l’artiste ait gravées ? Les vingt pages où l’on nous montre les tortures de la passion dans le cœur de cet homme sont d’un grand maître. La passion, arrivée à cette intensité, a un tel don de fascination que la femme aimée vient malgré elle à ce sauvage qu’elle hait, avec la certitude qu’il la tuera. Ainsi fait-il, et, toute une nuit, devant le lit où gît sa maîtresse égorgée, il cause tranquillement de philosophie avec son ami. Pas un trait de mélodrame ; la scène est toute simple, du moins elle paraît toute naturelle à l’auteur, et voilà pourquoi elle nous glace d’effroi. Je signale encore, tant les occasions d’égayer cette étude sont rares, le petit usurier ivre qui « fait tous les soirs une prière pour le repos de l’âme de madame la comtesse du Barry ». Et ne croyez pas que Dostoïevsky veuille nous réjouir ; non, c’est très-sérieusement que, par la bouche de son personnage, il s’apitoie sur le martyre de madame du Barry durant le long trajet dans la charrette et la lutte avec le bourreau. Toujours le souvenir de la demi-heure du 22 décembre 1849.

Les Possédés, c’est la peinture du monde révolutionnaire nihiliste. Je modifie légèrement le titre russe, trop obscur, les Démons. Le romancier indique clairement sa pensée, en prenant pour épigraphe les versets de saint Luc sur l’exorcisme de Gérasa ; il a passé à côté du vrai