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Observez les indications physiques reproduites à satiété dans le récit ; elles nous font deviner la perturbation des âmes par l’attitude des corps. Quand on nous présente un personnage, ce dernier n’est presque jamais assis à une table, livré à quelque occupation. « Il était étendu sur un divan, les yeux clos, mais ne sommeillant pas… il marchait dans la rue sans savoir où il se trouvait… Il était immobile, les regards obstinément fixés sur un point dans le vide… » ― Jamais ces gens-là ne mangent : ils boivent du thé, la nuit. Beaucoup sont alcooliques. Ils dorment à peine, et, quand ils dorment, ils rêvent ; on trouve plus de rêves dans l’œuvre de Dostoïevsky que dans toute notre littérature classique. Ils ont presque toujours la fièvre ; vous tournerez rarement vingt pages sans rencontrer l’expression « état fiévreux ». Dès que ces créatures agissent et entrent en rapport avec leurs semblables, voici les indications qui reviennent presque à chaque alinéa : « Il frissonna… il se leva d’un bond… son visage se contracta… il devint pâle comme une cire… sa lèvre inférieure tremblait… ses dents claquaient… » Ou bien ce sont de longues poses muettes dans la conversation : les deux interlocuteurs se regardent dans le blanc des yeux. Dans le peuple innombrable inventé par Dostoïevsky, je ne connais pas un individu que M. Charcot ne pût réclamer à quelque titre.

Le caractère le plus travaillé par l’écrivain, son enfant de prédilection, qui remplit à lui seul un gros volume, c’est l’Idiot. Féodor Michaïlovitch s’est peint dans ce caractère comme les auteurs se peignent, non certes tel qu’il était, mais tel qu’il aurait voulu se voir. D’abord, « l’idiot » est épileptique : ses crises fournissent un