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état mental, à la suite des accès : « L’abattement où ils me plongent est caractérisé par ceci : je me sens un grand criminel, il me semble qu’une faute inconnue, une action scélérate pèsent sur ma conscience. » ― De temps en temps, la Revue qui donnait les romans de Dostoïevsky paraissait avec quelques pages seulement du récit en cours de publication, suivies d’une brève note d’excuses ; on savait dans le public que Féodor Michaïlovitch avait son attaque de haut mal.

Crime et châtiment assura la popularité de l’écrivain. On ne parla que de cet évènement littéraire durant l’année 1866 ; toute la Russie en fut malade. À l’apparition du livre, un étudiant de Moscou assassina un prêteur sur gages dans des conditions de tout point semblables à celles imaginées par le romancier. On établirait une curieuse statistique en recherchant, dans beaucoup d’attentats analogues commis depuis lors, la part d’influence de cette lecture. Certes, l’intention de Dostoïevsky n’est pas douteuse, il espère détourner de pareilles actions par le tableau du supplice intime qui les suit ; mais il n’a pas prévu que la force excessive de ses peintures agirait en sens opposé, qu’elle tenterait ce démon de l’imitation qui habite les régions déraisonnables du cerveau. Aussi suis-je fort embarrassé pour me prononcer sur la valeur morale de l’œuvre. Nos écrivains diront que je prends bien de la peine ; ils n’admettent pas, je le sais, que cet élément puisse entrer en ligne de compte dans l’appréciation d’une œuvre d’art ; comme si quelque chose existait dans ce monde indépendamment de la valeur morale ! Les auteurs russes sont moins superbes ; ils ont la prétention de nourrir des âmes, et