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dans mon roman beaucoup de poupées au lieu d’hommes ; ce ne sont pas des personnages revêtus d’une forme artistique, mais des livres ambulants. »

Ces réserves faites, ajoutons qu’on retrouve la griffe du maître dans les deux figures de femmes. Natacha est la passion incarnée, dévouée et jalouse ; elle parle et agit comme une victime des tragédies grecques, tout entière en proie à la Vénus fatale. Nelly, la délicieuse et navrante petite fille, semble une sœur des plus charmantes enfants de Dickens. Comme elle exprime bien cette idée profonde, toujours une des idées évangéliques vivantes dans le cœur du peuple russe : « J’irai demander l’aumône par les rues ; ce n’est pas une honte de demander l’aumône ; ce n’est pas à un homme que je demande, je demande à tout le monde, et tout le monde, ce n’est personne ; c’est ce que m’a dit une vieille mendiante. Je suis petite, je n’ai rien, j’irai demander à tout le monde. »

Depuis sa rentrée à Pétersbourg jusqu’à 1865, Dostoïevsky se laissa absorber par les travaux du journalisme. Le pauvre métaphysicien avait une passion malheureuse pour l’action sous cette forme séduisante ; il y a usé la meilleure partie de son talent et de sa vie. Durant cette première période, il fonda deux feuilles pour défendre les idées qu’il croyait avoir. Je défie qu’on formule ces idées en langage pratique. Il avait pris position entre les libéraux et les slavophiles, plus près de ces derniers : comme eux, il avait pour cri de ralliement et pour tout programme les deux vers fameux du poète Tutchef :