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Russie toute changée, tout aérée pour ainsi dire, frémissante d’impatience et d’espérance à la veille de l’émancipation. Il ramenait de Sibérie une compagne, la veuve d’un de ses anciens complices dans la conspiration de Pétrachevsky, qu’il avait rencontrée là-bas, aimée et épousée. Comme tout ce qui touchait à sa vie, ce roman de l’exil fut traversé par le mal et ennobli par l’abnégation. La jeune femme avait ailleurs un attachement plus vif, peu s’en fallut qu’elle ne s’engageât à un autre homme. Pendant toute une année, la correspondance de Dostoïevsky nous le montre travaillant à faire le bonheur de celle qu’il aimait et de son rival, écrivant à ses amis de Pétersbourg pour qu’on lève tous les obstacles à leur union. « Quant à moi, ajoute-t-il à la fin d’une de ces lettres, par Dieu ! j’irai me jeter à l’eau, ou je me mettrai à boire. »

Ce fut cette page de son histoire intime qu’il récrivit dans Humiliés et offensés, le premier de ses romans traduit en France, mais non le meilleur. La situation du confident, favorisant des amours qui le désespèrent, est vraie sans doute, puisque l’auteur l’a subie ; je ne sais si elle est mal présentée ou si le cœur est plus égoïste chez nous, mais cette situation a peine à se faire accepter, elle ne se prolonge pas sans quelque ridicule. L’exposition trop lente, l’action dramatique double choquent toutes nos habitudes de composition ; au moment où nous nous intéressons à l’intrigue, il en surgit une seconde à l’arrière-plan, distincte, et qui semble copiée sur la première. Je croirais volontiers que l’écrivain a cherché dans ce dédoublement un effet d’art très-subtil, par un procédé emprunté à ceux des musiciens ; le drame prin-