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pauvre ; mais nous autres prisonniers, nous sentions qu’il y avait tout près, par delà les murs de la prison, un être qui nous était tout dévoué, et c’était déjà beaucoup. »

Je choisis encore une page, l’une des plus serrées, des plus intérieurement émues ; l’histoire de l’aigle libéré par les forçats « afin qu’il crève libre ». Un jour, en revenant de la corvée, ils avaient capturé un de ces grands oiseaux de Sibérie, blessé à l’aile. On le gardait depuis quelques mois dans la cour des casernements, on le nourrissait, on tentait vainement de l’apprivoiser. Réfugié dans un recoin de la palissade, l’aigle se défendait contre toute approche, dardant ses yeux méchants sur ceux qui lui faisaient partager leur prison. On avait fini par l’oublier.

« On eût dit qu’il attendait haineusement la mort, ne se fiant à personne et ne se réconciliant avec personne. Enfin, un jour, les détenus se souvinrent de lui comme par hasard. Après au oubli de deux mois, pendant lesquels nul ne s’était inquiété de l’oiseau, il sembla que tous se fussent donné le mot pour le prendre subitement en pitié. On décida qu’il fallait libérer l’aigle. « S’il doit crever, que ce soit en liberté », opinèrent quelques-uns.

« — Connu, ajoutèrent d’autres ; un oiseau libre, sauvage,… on ne l’accoutumera pas à la prison.

« — Ça veut dire qu’il n’est pas comme nous, hasarda quelqu’un.

« — Voyez le farceur ! lui, c’est un oiseau, et nous, nous sommes des hommes.

« — L’aigle, camarades, c’est le tsar des forêts… com-