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exiger de lui, et il fit un large signe de croix. C’était une figure de vétéran, sévère, grise, disciplinée. Je me souviens qu’à ce moment la tête blanche du vieux Tchékounof se trouvait à côté de celle du sous-officier. Tchékounof dévisageait cet homme avec une attention étrange, le regardant dans le blanc des yeux et épiant tous ses gestes. Leurs regards se rencontrèrent, et tout à coup la lèvre inférieure de Tchékounof se mit à trembler. Elle se contracta, laissa voir les dents, et le forçat, montrant le mort au sous-officier d’un geste rapide et involontaire, murmura en s’éloignant :

« ― Il avait pourtant une mère, lui aussi…

« Je me souviens, ces mots me percèrent comme un trait. Pourquoi les avait-il dits ? comment lui étaient-ils venus à l’esprit !… On souleva le cadavre, les surveillants chargèrent le lit de camp où il reposait ; la paille froissée craquait, les fers traînaient avec un cliquetis sur le plancher dans le silence général. On les releva, on emporta le corps. Aussitôt les conversations reprirent, bruyantes. Nous entendîmes le sous-officier, dans le corridor, qui dépêchait quelqu’un chez le forgeron. Il fallait déferrer le mort… »

On voit la méthode, avec ses qualités et ses défauts, l’insistance, la décomposition minutieuse de chaque action.

Entre ces tableaux tragiques passent des figures plus douces, de bonnes âmes dévouées au soulagement des déportés, comme cette veuve qui venait chaque jour à la porte de la citadelle pour leur faire de petits présents, leur donner quelques nouvelles ou seulement sourire aux malheureux. « Elle pouvait bien peu, elle était très-