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« Le vieillard était l’objet d’un respect universel dans le bagne, et il n’en tirait aucune vanité, Les détenus l’appelaient « notre petit oncle », et ne le molestaient jamais. Je compris là quel ascendant il avait dû exercer sur ses coreligionnaires. Malgré la fermeté apparente avec laquelle il supportait son sort, on devinait au fond de son âme un chagrin secret, inguérissable, qu’il s’efforçait de dérober à tous les yeux. Nous couchions tous deux dans le même dortoir. Une nuit, comme j’étais éveillé à quatre heures du matin, j’entendis un sanglot étouffé, timide ; le vieillard était assis sur le poêle et lisait une prière dans son eucologe manuscrit. Il pleurait, et je l’entendais murmurer de temps en temps : « Seigneur, ne m’abandonne pas ! Seigneur, fortifie-moi ! Mes petits enfants, mes chers petits, nous ne nous reverrons donc jamais ! » ― Je ne puis dire quelle tristesse je ressentis. »

En regard de ce portrait, je veux traduire un morceau d’un réalisme terrible, la mort de Michaïlof.

« Je connaissais peu ce Michaïlof. C’était un tout jeune homme de vingt-cinq ans au plus, grand, mince et remarquablement bien fait de sa personne. Il était détenu dans la section réservée (celle des grands criminels) ; extrêmement silencieux, toujours plongé dans une tristesse tranquille et morne. Il avait littéralement « séché » en prison. C’est ce que disaient de lui par la suite les forçats, parmi lesquels il laissa un bon souvenir. Je me souviens seulement qu’il avait de beaux yeux, et, en vérité, je ne sais pas pourquoi il me revient obstinément à la mémoire…

« Il mourut à trois heures de l’après-midi, par une