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traîneaux, le convoi s’achemina vers la Sibérie. À Tobolsk, après une dernière nuit passée en commun, ils se dirent adieu ; on les ferra, on leur rasa la tête, on les dirigea sur des destinations différentes. Ce fut là, dans la prison d’étapes, qu’ils reçurent la visite des femmes des décembristes. On sait quel admirable exemple avaient donné ces vaillantes ; appartenant aux plus hautes classes sociales, à la vie heureuse, elles avaient tout quitté, suivi en Sibérie leurs maris exilés ; depuis vingt-cinq ans, elles erraient à la porte des bagnes. En apprenant que la patrie envoyait une nouvelle génération de proscrits, ces femmes vinrent à la prison ; institutrices de souffrance et de courage, elles enseignèrent au malheur nouveau la leçon maternelle de l’ancien malheur ; elles apprirent à ces jeunes gens, ― les plus âgés n’avaient pas trente ans, ― ce qui les attendait et comment il fallait supporter la disgrâce ; elles firent mieux, elles offrirent à chacun d’eux tout ce qu’elles pouvaient donner, tout ce qu’ils pouvaient posséder : un Évangile. Dostoïevsky accepta, et pendant les quatre années le livre ne quitta pas son chevet ; il le lut chaque nuit, sous la lanterne du dortoir, il apprit à d’autres à y lire ; après le dur travail du jour, tandis que ses compagnons de fers demandaient au sommeil la réparation de leurs forces physiques, il implorait de son livre un bienfait plus nécessaire encore pour l’homme de pensée : la réfection des forces morales, le soutien du cœur à hauteur de l’épreuve.

Qu’on se le figure, cet homme de pensée, avec ses nerfs délicats, son orgueil dévorant, son imagination naturellement effrayée et rapide à grossir chaque con-