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vaste cœur de l’instrument, au réservoir d’harmonie où grondent les tempêtes. Quand on tourne la dernière page, on connaît les deux personnages comme si l’on eût vécu des années auprès d’eux ; l’auteur ne nous a pas dit la millième partie de ce que nous savons sur eux, et cependant nous le savons de science certaine, tant ses indications sont révélatrices. J’en demande pardon à nos écoles de précision et d’exactitude, mais décidément l’écrivain est surtout puissant par ce qu’il ne dit pas : nous lui sommes reconnaissants de tout ce qu’il nous laisse deviner.

Œuvre désolée, qui pourrait porter comme épigraphe ce que Diévouchkine écrit d’un de ses compagnons de misère, frappé par un nouveau coup : « Ses larmes coulaient : peut-être n’était-ce pas de ce chagrin, mais comme cela, par habitude, ses yeux étant toujours humides. Œuvre de tendresse, sortie du cœur tout d’un jet, Dostoïevsky y a déposé toute sa nature, sa sensibilité maladive, son besoin de pitié et de dévouement, son amère conception de la vie, son orgueil farouche et toujours endolori. Comme les lettres simulées de Diévouchkine, ses lettres de cette époque parlent des souffrances inconcevables que lui faisait éprouver « sa redingote honteuse ». ― Pour partager la surprise de Nékrassof et de Biélinsky, pour comprendre l’originalité de cette création, il faut la replacer à son moment littéraire. Les Récits d’un chasseur ne devaient paraître que cinq ans plus tard. Il est vrai, Gogol avait fourni le thème, dans le Manteau ; mais Dostoïevsky substituait à la fantaisie de son maître une émotion suggestive.

Il continua dans la même voie, par des essais qui mar-