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gnait contre lui de toute sa force. Les passants se découvraient et se signaient. Quelques-uns se retournaient et regardaient avec étonnement ce vieillard. À chaque instant, il perdait des livres qui roulaient dans la boue. On l’arrêtait pour les lui montrer ; il les ramassait et courait de plus belle pour rattraper la bière. Au coin de la rue, une vieille mendiante se mit à accompagner le convoi avec lui. La charrette disparut au tournant, et je les perdis de vue. »

Je voudrais citer d’autres morceaux : j’hésite et ne trouve pas. C’est le plus bel éloge qu’on puisse faire d’un roman. La structure est si solide, les matériaux si simples et si bien sacrifiés à l’impression d’ensemble, qu’un fragment détaché perd toute valeur ; il ne signifie pas plus que la pierre arrachée d’un temple grec, où toute la beauté réside dans les lignes générales. C’est le don inné chez les grands romanciers russes ; les pages de leurs livres s’accumulent sans bruit, gouttes d’eau lentes et creusantes ; tout d’un coup, et sans avoir aperçu la crue, on se trouve perdu sur un lac profond, submergé par cette mélancolie qui monte.

Un autre trait leur est commun, où Tourguénef excella et où Dostoïevsky l’a peut-être dépassé : l’art d’éveiller avec une ligne, un mot, des résonnantes infinies, des séries de sentiments et d’idées. Dans les Pauvres Gens, cet art est déjà tout entier. Les mots que vous lisez sur ce papier, il semble qu’ils ne soient pas écrits en longueur, mais en profondeur ; ils traînent derrière eux de sourdes répercussions, qui vont se perdre on ne sait où ; c’est le clavier de l’orgue, ces touches étroites d’où le son paraît sortir, et qui se relient par d’invisibles conduites au