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donnait sa démission pour se vouer exclusivement aux occupations littéraires.

À partir de ce jour commence, pour durer pendant quarante ans, le duel féroce de l’écrivain et de la misère. Le père était mort, le maigre patrimoine dispersé entre les enfants, vite évanoui. Le jeune Féodor Michaïlovitch entreprend des traductions, sollicite les journaux et les libraires. Pendant quarante ans, sa correspondance, qui fait penser à celle de Balzac, ne sera qu’un long cri d’angoisse, une récapitulation des dettes qu’il traîne derrière lui, une lamentation sur ce métier de « cheval de fiacre » loué d’avance aux éditeurs. Il n’aura de pain assuré que celui du bagne, pendant les années qu’il y passera. Très-dur aux privations matérielles, Dostoïevsky était sans force contre les blessures morales que fait l’indigence ; l’orgueil douloureux qui formait le fond de son caractère souffrait horriblement de tout ce qui trahissait sa pauvreté.

On sent la plaie vive dans ses lettres, on la sent chez les héros de ses romans, en qui son âme est si visiblement incarnée ; tous sont torturés par une vergogne ombrageuse. Avec cela malade déjà, victime de ses nerfs ébranlés, visionnaire même ; il se croit menacé de tous les maux ; il laisse parfois sur son bureau, en s’endormant, des tablettes qui portent cette recommandation : « Peut-être que cette nuit je tomberai dans un sommeil léthargique ; ainsi qu’on prenne garde de m’ensevelir avant un certain nombre de jours… »

Ce qui n’était point une vision, c’était le mal terrible, le mal sacré, dont il ressentit alors les premières attaques. On a prétendu qu’il l’avait contracté plus tard, en Sibérie ; un ami de sa jeunesse m’affirme que, dès cette époque,