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une idée assez exacte de la tendance commune et des nuances personnelles dans les trois talents que nous déchiffrons ; la préférence que l’on garde a l’un de ces peintres préjuge le goût que l’on ressentira pour l’un de ces romanciers. Je ne voudrais pas forcer la comparaison, mais elle est encore le seul moyen de mettre vite l’esprit à l’aise dans l’inconnu : Tourguénef a la grâce et la poésie de Corot ; Tolstoï, la grandeur simple de Rousseau ; Dostoïevsky, l’âpreté tragique de Millet.

On traduit enfin ses romans en France, et ce qui m’étonne davantage, on semble les lire avec plaisir. Cela me met à l’aise pour parler de lui. On ne m’aurait pas cru, si j’avais essayé de montrer cette étrange figure avant qu’on pût en vérifier la ressemblance dans les livres où elle se reflète ; mais on aurait peine à comprendre ces livres si l’on ne savait la vie de celui qui les a créés, j’allais dire qui les a soufferts : peu importe, le premier mot renferme toujours le second.

En entrant dans l’œuvre et dans l’existence de cet homme, je convie le lecteur à une promenade toujours triste, souvent effrayante, parfois funèbre. Que ceux-là y renoncent qui répugnent à visiter les hospices, les salles de justice, les prisons, qui ont peur de traverser la nuit les cimetières. Je serais un voyageur infidèle si je cherchais à égayer une route que la destinée et le caractère ont faite uniformément sombre. J’ai la confiance que quelques-uns me suivront, même au prix de fatigues ; ceux qui estiment que l’esprit français est grevé d’un devoir héréditaire, le devoir de tout connaître du monde, pour continuer l’honneur de conduire le monde. Or la Russie des vingt dernières années est une énigme