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aube.

— Je vous écoute, dit-il, je vous admire. Vous semblez croire qu’aux temps fabuleux du roi Mark, ou à toute autre époque lointaine, la passion symbolisée dans la légende de Tristan était un accident normal, fréquent ; et vous paraissez bien assurés que cet accident ne peut plus se manifester chez un contribuable de la troisième république. Je les retrouve, ici comme partout, les deux sottes turlutaines qui faussent tous nos jugements, les deux gangrènes dont nous mourons depuis cent ans : croyance à l’égalité des hommes, à leurs mêmes aptitudes dans un même temps ; croyance à leur perfectibilité, ou du moins à un changement de l’animal humain sous les diverses grimaces sociales qui ont modifié les visages. Tenez, le dernier mot de vos débats est dans l’axiome émis par Balzac : « Les grandes passions sont rares comme les chefs-d’œuvre. » Je vous engage à le méditer. Un grand amour est un chef-d’œuvre d’un certain ordre, aussi irréalisable pour le commun des hommes que les chefs-d’œuvre de peinture ou de poésie, de politique ou de guerre. À combien d’entre nous est-il donné de peindre le plafond de la Sixtine, d’écrire Phèdre ou le Misanthrope, de gagner la bataille d’Auster-