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LE SECRET DE LA REINE CHRISTINE

— Mais Christine, des reines furent aimées, pourtant. Elisabeth, Anne de Boleyn, combien d’autres ! Tiens, plus près de nous, le beau Buckingham ne risqua-t-il pas maintes fois la mort pour baiser les doigts d’Anne d’Autriche ?

— Tu choisis mal tes exemples, Ebba : Elisabeth mourut vierge après avoir fait tomber la tête du seul homme qu’elle aima ; Anne perdit la sienne sur l’ordre du mari qui l’avait adorée, épousée contre vents et marées. Quant à Anne d’Autriche, dédaignée par Louis XIII, mais jalousement surveillée, elle joua son trône et sa vie pour ce baiser au bout des doigts et ne put même pleurer celui qui n’avait pas été son amant…

— Tu as raison, Christine. Mais il y en a d’autres…

— Passons ! Une autre épreuve m’était réservée. Vers la même époque, une nuit, après des heures de douloureuse insomnie, je sortis de ma chambre avant l’aube, courus à l’écurie, sellai mon cheval et d’un galop furieux m’élançai seule vers la forêt. Je voulais briser mes nerfs exaspérés. Ce n’était pas la première fois. Quand je revins, le jour commençait à poindre. Je pris par les ruelles derrière le palais, afin de ne point être vue. Soudain une porte s’ouvrit. Je sautai de cheval et me dissimulai derrière un pan de muraille. Un homme apparut, reconduit par une femme. Je n’apercevais que la silhouette aux formes épaisses de cette créature. L’homme l’enlaça brutalement, pétrissant de la main l’un des gros seins en courge en lui écrasant les lèvres de sa bouche goulue. Et dans ce profil bestial, je reconnus tout à coup mon cousin, mon amoureux, mon fiancé secret, Charles-Gustave enfin !

— Pauvre amie !

— Une nausée me secoua et je dus m’appuyer au mur pour ne pas tomber. Comment avait-il osé, là, à quelques mètres du palais où il me croyait endormie ! Lui qui effleurait à peine mon front d’un froid baiser alors que je lui tendais des lèvres qu’il feignait de ne pas voir ! Rentrée au palais, je sanglotai plusieurs heures avec colère. Mon orgueil saignait. Tout dans le monde me semblait flétri, irrémédiablement souillé. Quand je repris mes sens, j’avais perdu mon enfance, ma confiance en moi-même et en l’avenir. Et j’avais dix-huit ans !