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LE SECRET DE LA REINE CHRISTINE

Il y eut de nouveau un carillon de rires. Puis Christine redevint grave. Son front se voila de tristesse.

— Il y eut aussi Descartes que tu oublies, le plus grand des philosophes de notre temps et sans doute de tous les temps. Je tenais avec lui un actif commerce de lettres. Je lui posai des questions saugrenues auxquelles il répondait avec une constante, une subtile complaisance. Par exemple : « Qui fait le plus de mal aux hommes, l’amour ou la haine ?» Tu vois que l’amour restait ma préoccupation principale. « C’est incontestablement l’amour, répondit-il dans la lettre suivante, l’amour qui nous rend capables de faire plus de mal au reste des hommes, d’autant qu’il a naturellement beaucoup plus de vigueur que la haine, »

« Je fus si transportée de ces missives et de sa gentillesse que je n’eùs plus qu’un désir : connaître cet étonnant philosophe, l’inviter à ma cour. Viendrait-il ? L’aventure ne semblait pas le tenter outre mesure. Il n’aimait pas les voyages et craignait l’hiver. Mais on lui battait froid en Hollande, où il avait habité vingt-cinq ans. On l’accusait d’athéisme, le pauvre homme ! Il se décida donc, mais sans enthousiasme. Je me souviens encore de sa lettre :

« Puisqu’il plaît à la reine de Suède que j’aie l’honneur de lui faire la révérence, j’ai tant de vénération pour les qualités de cette princesse que les moindres de ses volontés sont des commandements… Je me résous seulement à obéir. »

« Il m’arrivait enfin d’Amsterdam en octobre 49. Je le reçus avec le même cérémonial qu’un grand prince. N’en était-ce pas un dans le royaume de l’esprit ?

— Je le revois au moment de son débarquement, s’écria Ebba, avec sa perruque toute râpée, son rabat et son vieil habit noir auquel il avait fait poser une ganse neuve, pour vous séduire…

— N’est-ce pas attendrissant ? Sa toilette, paraît-il, l’avait beaucoup préoccupé. Se trouver en présence d’une reine, d’une jeune reine, quel bouleversement dans sa vie !

C’était l’homme le plus laid que j’eusse jamais vu ! Noir comme un corbeau, avec de vilains yeux clignotants, une bouche morose qui ne savait pas sourire et trois poils de moustache, durs comme des piquants de hérisson. Le Chevalier de la Triste Figure !