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VIE PRIVÉE DE LA HAUTE BOURGEOISIE.

pourront se trouver au premier rang, envoyer des produits incomparables sous le rapport du goût et de l’exécution ; mais s’il s’agit de multiplier ces produits à l’infini, d’en exporter des milliers, beaucoup seront défectueux, négligés, incomplets. Ce malheureux défaut, qui tient à notre caractère, nous a fermé bon nombre de débouchés sur la surface du globe ; tandis que nos voisins les Anglais, inférieurs à nous sur bien des points, s’emparent des marchés par l’égalité de leurs produits. L’organisation des jurandes et maîtrises apportait un frein à cette déplorable habitude de fabriquer d’autant moins bien qu’on fabrique davantage. Nous avons tous éprouvé que l’on ne peut aujourd’hui prendre dans le commerce les objets qui demandent une exécution régulière et soignée, et que si nous voulons, par exemple, de bonnes serrures, il faut les faire faire exprès ; que si nous avons un appartement à meubler, nous devons commander chaque meuble et veiller à ce que son exécution soit irréprochable.

L’amour irréfléchi pour le luxe qui s’est répandu dans toutes les classes est venu encore augmenter chez nous cette disposition de l’industrie mobilière à donner son attention à l’apparence, au détriment du fond. Si bien que, pour aucun prix, on ne trouve, dans les ateliers, un meuble simple, mais irréprochable comme exécution ; s’il vous prend fantaisie d’en posséder un, il faut le faire faire. Il est vrai qu’aujourd’hui un chef de famille change cinq ou six fois son mobilier pendant le cours de sa vie, et qu’autrefois les mêmes meubles servaient à deux ou trois générations. Les meubles étaient de la famille, on les avait toujours vus, on s’y attachait, comme il est naturel de s’attacher à tout objet témoin des événements de la vie et des occupations de chaque jour. Sans être trop profond observateur, chacun peut reconnaître qu’il s’établit entre les hommes et les objets qui les entourent, quand ces objets demeurent constamment sous leurs mains, certains rapports harmonieux qui, à notre avis, donnent aux habitations un caractère particulier, comme une âme.

Tout s’enchaîne et se tient dans la vie des hommes ; il serait illogique de demander aux familles du xixe siècle une perpétuité dans leurs meubles qui n’existe plus dans les mœurs. Les familles se dispersent aujourd’hui à chaque génération, après chaque décès, et nous ne pouvons raisonnablement demander à un chef de famille de meubler sa maison pour un temps illimité, puisque, lui mort, sa maison sera démembrée. Mais telle est la force des traditions, malgré les lois, malgré les mœurs, que nous voyons cependant chaque jour des hommes graves oublier qu’ils sont, au xixe siècle, à l’au-