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est deux conditions essentielles : la première, c’est que l’œuvre d’art ait été enfantée sous la domination d’une idée chez l’artiste ; la seconde, est que celui qui voit ait l’esprit ouvert aux choses d’art. Pour former l’artiste, il est besoin d’un public appréciateur, pénétrable au langage de l’art ; pour former le public, il faut un art compréhensible, en harmonie avec les idées du moment. Depuis le XVIIe siècle, nous voulons bien qu’on ait pensé à maintenir l’art à un niveau élevé, mais on n’a guère songé à lui trouver ce public sans la sympathie compréhensive duquel l’art tombe dans la facture, et n’exprime plus un sentiment, une idée, un besoin intellectuel.

Il est évident que pendant le moyen âge il existait entre l’artiste et le public un lien étroit. Le moyen âge n’aurait pas fait un si grand nombre de sculptures pour plaire à une coterie, l’art s’était démocratisé autant qu’il peut l’être. De la capitale d’une province, il pénétrait jusque dans le dernier hameau.

Il avait sa place dans le château et sur la plus humble maison du petit bourgeois ; et ce n’est pas à dire que l’œuvre fût splendide dans la cathédrale et le château, barbare dans l’église de village ou sur la maison du citadin. Non : l’exécution était plus ou moins parfaite, mais l’œuvre était toujours une œuvre d’art, c’est-à-dire empreinte d’un sentiment vrai, d’une idée. Le langage était plus ou moins pur, mais la pensée ne faisait jamais défaut et elle était comprise de tous. On ne trouvait nulle part alors, sur le sol de la France, de ces ouvrages monstrueux, ridicules, qui abondent sur nos édifices publics ou particuliers, bâtis depuis deux cents ans, loin des grands centres. Le langage des arts est devenu une langue morte sur les quatre cinquièmes du territoire, non parce que la population l’a repoussé, mais parce que ce langage a prétendu ne plus s’adresser qu’à quelques élus. Alors il est arrivé ce qui arrive à toute expression de la pensée humaine qui rétrécit le champ de son développement au lieu de l’étendre, elle n’est même plus comprise du petit nombre de gens pour lesquels on prétend la réserver.

Une des gloires de nos écoles laïques du XIIIe siècle, ç’a été de vulgariser l’art. Ainsi que chez les Grecs, l’art était dans tout, dans le palais comme dans l’ustensile de ménage, dans la forteresse comme dans l’arme la plus ordinaire ; l’art était un besoin de la vie, et l’art n’existe qu’à cette condition[1]. Du jour que l’on a appris à un peuple à s’en passer, qu’il n’existe plus que pour une caste, ce n’est pas par des décrets qu’on le vulgarise de nouveau. On ne décrète pas plus le goût qu’on ne le développe par de prétendus encouragements : car encourager le goût, c’est encourager un goût ; encourager un goût, c’est tuer l’art. L’art est un arbre qu’on n’élague pas et qui n’a pas besoin de tuteurs. Il ne pousse qu’en terre libre, en prenant sa sève comme il peut et où il veut, en dé-

  1. On n’avait pas inventé alors l’art industriel, dénomination qui démontre combien nous avons perdu le vrai sens de l’art.