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d’art avec leur instinct seulement, tout en admirant une statue grecque, lui reprochent le défaut d’expression, ce qui n’est pas exact, mais plutôt le défaut de sensibilité humaine, ce qui serait plus près de la vérité. Tout individu-statue, plus il est parfait chez l’Athénien et plus il se rapproche d’un mythe-homme, complet, mais indépendant du reste de l’humanité, détaché, absolu dans sa perfection, Aussi, voyez la pente : de l’homme supérieur, le Grec fait un héros ; du héros, un dieu. Certes il y a là un véhicule puissant pour arriver à la beauté, mais est-ce à dire que ce véhicule soit le seul et surtout qu’il soit applicable aux sociétés modernes ? Et cela est particulièrement propre aux Athéniens, non point à toute la civilisation grecque. Les découvertes faites en dehors de l’Attique nous démontrent qu’on s’est fait chez nous, sur l’art grec, des idées trop absolues. Les Grecs pris en bloc ont été des artistes bien plus romantiques qu’on ne le veut croire. Il suffit, pour s’en convaincre, d’aller visiter le Musée britannique, mieux fourni de productions de la statuaire grecque que le Musée du Louvre. Ce qui ressort de cet examen, c’est l’extrême liberté des artistes. Les fragments du tombeau de Mausole, par exemple, qui certes datent d’un bon temps et qui sont très-beaux, ressemblent plus à de la statuaire de Reims qu’à celle du Parthénon. Nous en sommes désolés pour les classiques qui se sont fait un petit art grec commode pour leur usage particulier et celui de leurs prosélytes ; c’est d’un déplorable exemple, mais c’est grec et bien grec ; et ce monument était fort prisé par les Grecs, puisqu’il fut considéré comme la septième merveille des arts. Pouvons-nous admettre que les Grecs ne s’y connaissaient pas ?

La statue du roi de Carie est presque entièrement conservée, compris la tête ; et tout le personnage rappelle singulièrement une des statues du portail de Reims que nous donnons ici (fig. 18), en engageant les sculpteurs à aller la voir. C’est la première sur l’ébrasement de gauche de la porte centrale. Or, quand on songe que cette statue du roi Mausole est postérieure de soixante ans à la statuaire de Phidias, on peut assurer que les statuaires grecs ne se recopiaient pas et qu’ils cherchaient le neuf sur toutes les voies, sans craindre d’aller sans cesse recourir à la nature comme à la source vivifiante. Au Musée britannique on peut voir d’assez nombreux exemples de cette statuaire grecque des côtes de l’Asie Mineure qui, bien qu’empreinte d’un style excellent, diffère autant que la statuaire du moyen âge elle-même de la statuaire de l’Attique. Si les musées en France étaient des établissements sérieusement affectés à l’étude et placés en dehors des systèmes exclusifs, n’aurait-on pas déjà dû réunir, dans des salles spéciales, des moulages de la statuaire antique et du moyen âge comparées. Rien ne serait plus propre à ouvrir l’intelligence des artistes et à leur montrer comment l’art, à toutes les époques, procède toujours d’après certains principes identiques. Cela ne vaudrait-il pas mieux et ne serait-il pas plus libéral que de repaître notre jeunesse de banalités et d’entretenir au milieu d’elle une ignorance qui, si les choses continuent