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nos portails n’étaient bonnes qu’à envoyer de mauvais rêves aux petits abbés de salon ou à ces chanoines qui, afin d’augmenter leurs revenus, vendaient les enceintes de leurs cathédrales pour bâtir des échoppes. Aujourd’hui encore une partie du clergé français ne voit qu’avec défiance se manifester l’admiration pour la bonne sculpture du moyen âge. Il y a là dedans des hardiesses, des tendances indépendantes fâcheuses ; ces figures de pierre ont l’air trop méditatives. On aime mieux les saints à l’air évaporé, aux gestes théâtrals, ou les vierges ressemblant à des bonnes décentes, ces anges affadis et toutes ces pauvretés auxquelles l’art est à peu près étranger, mais qui, ne disant rien, ne compromettent rien. Beaucoup de personnages respectables — et nous plaçant à leur point de vue, nous comprenons parfaitement l’esprit qui les guide — n’ont pas vu sans une certaine appréhension ce mouvement archéologique qui poussait les intelligences vers l’étude des arts du moyen âge si soigneusement tenus sous le boisseau ; ils ont senti que la critique, entrant sur ce terrain du passé, allait remettre en lumière toute une série d’idées qui ébranleraient plusieurs temples ; celui de la religion facile élevé avec tant de soin depuis le XVIIe siècle ; celui de l’art officiel, commode, qui, n’admettant qu’une forme, rejette bien loin toute pensée, tout travail intellectuel comme une hérésie.

Tout s’enchaîne dans une société, et quand on y regarde de près aucun fait n’est isolé. La société qui au milieu d’elle admettait qu’une compagnie puissante condamnât l’esprit humain à un abandon absolu de toute personnalité, à une soumission aveugle, à une direction morale dont on ne devait même pas chercher le sens et la raison, cette société devait bientôt voir s’élever comme corollaire, dans le domaine de l’art, un principe semblable, ennemi acharné de tout ce qui pouvait signaler l’individualisme, l’examen, l’indépendance de l’artiste, le respect de l’art avant le respect pour le dogme qui prétend le diriger.

Ce qui frappe toujours dans les œuvres grecques, c’est que l’artiste d’abord respecte son art. On subit la même impression lorsqu’on examine les bonnes productions du XIIIe siècle ; que l’artiste soit religieux ou non, cela nous importe peu ; mais il est évidemment croyant à son art, et il manifeste toute la liberté d’un croyant, dont le plus grand soin est de ne pas mentir à sa conscience.

Nous avouons que, pour notre part, dans toute production d’art, ce qui nous saisit et nous attache, c’est presque autant l’empreinte de l’homme qui l’a créée que la valeur intrinsèque de l’objet. La sculpture grecque nous charme tant que nous entrevoyons l’artiste à travers son œuvre, que nous pouvons, sur le marbre qu’il a laissé, suivre ses penchants, ses désirs, l’expression de son vouloir, mais quand ces productions n’ont plus d’autre mérite que celui d’une exécution d’atelier, quand le praticien s’est substitué à l’artiste, l’ennui nous saisit. Ce que nous aimons par-dessus tout dans la statuaire du moyen âge, même la plus ordinaire, c’est l’empreinte individuelle de l’artiste toujours ou presque toujours