Page:Viollet-le-Duc - Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, 1854-1868, tome 8.djvu/145

Cette page a été validée par deux contributeurs.
[sculpture]
— 142 —

pratiques religieuses. Mais sans prétendre que ces artistes fussent des croyants tièdes, il serait assez étrange cependant que ce sentiment religieux se fût manifesté d’une manière tout à fait remarquable dans l’art de la statuaire, précisément au moment où les arts ne furent plus guère pratiqués que par des laïques et sur ces cathédrales pour la construction desquelles les évêques se gardaient bien de s’adresser aux établissements religieux. Il ne serait pas moins étrange que l’art de la statuaire, pendant tout le temps qu’il resta confiné dans les cloîtres, ne produisit que des œuvres possédant certaines qualités entre lesquelles ce qu’on peut appeler le sentiment religieux n’apparaît guère que sous une forme purement traditionnelle, ainsi que des exemples précédents ont pu le faire voir.

Voici le vrai. Tant que les arts ne furent pratiqués que par des moines, la tradition dominait, et la tradition n’était qu’une inspiration plus ou moins rapprochée de l’art byzantin. Si les moines apportaient quelques progrès à cet état de choses, ce n’était que par une imitation plus exacte de la nature. La pensée était pour ainsi dire dogmatisée sous certaines formes ; c’était un art hiératique tendant à s’émanciper par le côté purement matériel. Mais lorsque l’art franchit les limites du cloître pour entrer dans l’atelier du laïque, celui-ci s’en saisit comme d’un moyen d’exprimer ses aspirations longtemps contenues, ses désirs et ses espérances. L’art, dans la société des villes devint, au milieu d’un état politique très-imparfait, — qu’on nous passe l’expression, — une sorte de liberté de la presse, un exutoire pour les intelligences toujours prêtes à réagir contre les abus de l’état féodal. La société civile vit dans l’art un registre ouvert où elle pouvait jeter hardiment ses pensées sous le manteau de la religion ; que cela fut réfléchi, nous ne le prétendons pas, mais c’était un instinct. L’instinct qui pousse une foule manquant d’air vers une porte ouverte. Les évêques, au sein des villes du Nord qui avaient dès longtemps manifesté le besoin de s’affranchir des pouvoirs féodaux, dans ce qu’ils crurent être l’intérêt de leur domination, poussèrent activement à ce développement des arts, sans s’apercevoir que les arts, une fois entre les mains laïques, allaient devenir un moyen d’affranchissement, de critique intellectuelle dont ils ne seraient bientôt plus les maîtres. Si l’on examine avec une attention profonde cette sculpture laïque du XIIIe siècle, si on l’étudie dans ses moindres détails, on y découvre bien autre chose que ce qu’on appelle le sentiment religieux ; ce qu’on y voit, c’est avant tout un sentiment démocratique prononcé dans la manière de traiter les programmes donnés, une haine de l’oppression qui se fait jour partout, et ce qui est plus noble et ce qui en fait un art digne de ce nom, le dégagement de l’intelligence des langes théocratiques et féodaux. Considérez ces têtes des personnages qui garnissent les portails de Notre-Dame, qu’y trouvez-vous ? L’empreinte de l’intelligence, de la puissance morale, sous toutes les formes. Celle-ci est pensive et sévère ; cette autre laisse percer une pointe d’ironie entre ses lèvres ser-