Page:Viollet-le-Duc - Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, 1854-1868, tome 8.djvu/132

Cette page a été validée par deux contributeurs.
[sculpture]
— 129 —

était compris, c’était un livre ouvert où chacun lisait. La prodigieuse quantité d’œuvres de statuaire que l’on fit à cette époque prouve combien cet art était entré dans les mœurs. Il faut considérer d’ailleurs que si toutes ces sculptures ne sont pas des chefs-d’œuvre, il n’en est pas une qui soit vulgaire ; l’exécution est plus ou moins parfaite, mais le style, la pensée, ne font jamais défaut. La statuaire remplit un objet, signifie quelque chose, sait ce qu’elle veut dire et le dit toujours. Et l’on pourrait mettre au défi de trouver dans un monument du moyen âge une figure, une seule, occupant une place sans autre raison, comme cela se fait tous les jours au XIXe siècle, que de loger quelque part une statue achetée par l’État à M. X…

Un statuaire dans son atelier fait une statue pour une exposition publique ; cette statue était il y a trente ans un Cincinnatus, ou un Solon, ou une nymphe ; aujourd’hui c’est un jeune pâtre, ou une idée métaphysique, l’Espérance, l’Attente, le Désespoir. Deux ou trois particuliers en France, ou l’État, peuvent seuls acheter cette œuvre… Acquise, où la place-t-on ? Dans un jardin ?.. Dans un musée de province ? Dans la niche vide de tel ou tel édifice ? Dans une chapelle ou dans le vestibule d’un palais ?

Or, comment une statue conçue dans un atelier, sans savoir quelle sera sa destination, si elle sera éclairée par les rayons du soleil ou par un jour intérieur, comment cette statue, achetée par des personnes qui ne l’ont point demandée pour un objet et qui ne savent où la placer, comment cette statue, disons-nous, produirait-elle une impression sur le public ? Excepté quelques amateurs qui pourront apprécier certaines qualités d’exécution, qui s’en occupera ? Qui la regardera ?

Si des Athéniens voyaient ces niches vides dans nos édifices, attendant des statues inconnues, et ces statues dans des ateliers demandant des places qui n’existent pas, nous croyons qu’ils nous trouveraient de singulières idées sur les arts, et qu’en allant regarder les portails de Chartres, de Paris, d’Amiens ou de Reims, ils nous demanderaient quel était le peuple, dispersé aujourd’hui, auteur de ces œuvres. Mais si nous leur répondions, ainsi que de raison, que ces maîtres passés étaient nos ancêtres, nos ancêtres barbares… et que nous, gens civilisés, nous pratiquons l’art de la statuaire pour cinq ou six cents amateurs en France ou prétendus tels ; que d’ailleurs la multitude n’est pas faite pour comprendre ces produits académiques développés à grand’peine, en serre chaude, les Athéniens nous riraient au nez.

Le grand malentendu, c’est de supposer que le beau, parce qu’il est un est attaché à une seule forme ; or, la forme que revêt le beau et l’essence du beau ce sont deux choses aussi distinctes que peuvent l’être une pensée et la façon de l’exprimer, le principe créateur et la créature. L’erreur moderne des statuaires est de croire qu’en reproduisant l’enveloppe ils reproduisent l’être ; qu’en copiant l’instrument ils donnent l’idée de la mélodie.