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expression du bon goût soit discutée, prouvée par un accord intime entre vos principes et la forme qu’ils adoptent. Vos principes étant vicieux, si belle que soit la forme, le goût fait défaut. Faites que la forme soit le langage de l’idée, et vous serez artiste de goût ; encore faut-il avoir des idées, les avoir bonnes et les exprimer en bon langage.

On a pensé, depuis longtemps déjà, qu’il suffisait, pour faire preuve de goût, d’adopter certains types reconnus beaux et de ne jamais s’en écarter. Cette méthode, admise par l’Académie des Beaux-Arts en ce qui touche à l’architecture, nous a conduits à prendre pour l’expression du goût certaines formules banales, à exclure la variété, l’invention, et à mettre hors la loi du goût tous les artistes qui cherchaient à exprimer des besoins nouveaux par des formes nouvelles, ou tout au moins soumises à de nouvelles applications.

Depuis le XVIIe siècle, on a mis en honneur bien des hypocrisies, et nous avons l’hypocrisie du goût, comme nous avons l’hypocrisie religieuse. Ce sont des découvertes dont, à la rigueur, nous nous serions passés. Mais de même que l’hypocrisie religieuse, c’est-à-dire l’observation extérieure des formules sans les principes, conduit à l’incrédulité et à la débauche, de même l’hypocrisie du goût amène à la dépravation, et pendant que l’Académie des Beaux-Arts contraint ses initiés à se soumettre à des formules dont elle n’explique même pas le sens, nous voyons, autour de nous, l’architecture se livrer au plus étrange dévergondage, non-seulement en dehors du sanctuaire des initiés, mais dans leur sanctuaire même. Le goût (en architecture), au lieu d’être une loi découlant d’un principe vrai, général, admis par tous et applicable à toute chose, est devenu le privilège d’une école exclusive. Il a été convenu, par exemple, que les ordres de l’antiquité romaine étaient œuvres de goût ; ce que nous admettons sans difficulté, si ces ordres ont une raison d’être ; ce que nous n’admettons pas, si rien ne justifie leur emploi. L’art, réduit à certaines pratiques, déclarées seules orthodoxes en matière de goût, s’est atrophié, descendant d’un degré à chaque génération d’initiés ; on est devenu architecte de goût en suivant une ornière de plus en plus étroite et profonde, et à la condition de n’en jamais sortir. Quelques architectes trouvent peut-être à cela un avantage, car rien n’est plus doux et facile, dans les arts, que de faire partie d’une coterie puissante ; mais on peut affirmer que l’art y a perdu. Avec l’Académie des Beaux-Arts, gardienne jalouse du goût depuis un assez long temps, dit-elle, l’architecture, encore si vivace au milieu du XVIIe siècle, est tombée peu à peu dans un affaissement qui nous a conduits de chute en chute à l’anarchie, à l’obéissance aveugle ou à la révolte. Mais quant au goût, au bon goût, c’est-à-dire à cette connaissance exacte des besoins, des idées, du génie de notre civilisation, à cette expression vraie et tempérée de ce qu’elle a droit de nous demander, il faut chercher longtemps pour le trouver ; et si, par aventure, ce goût du vrai se fait jour, il étonne la foule, et excite la censure, sinon les colères de ceux qui se donnent comme les seuls dépositaires des saines doctrines.