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la finesse d’observation des constructeurs. Ils n’ignoraient pas que les pierres posées en délit sont sujettes à se déliter ; aussi les choisissaient-ils avec un soin particulier dans les bancs bas, très-homogènes et très-compactes, dans le cliquart à Paris, dans les pierres dures de Tonnerre[1], en Basse-Bourgogne et Champagne, dans ces petits bancs de la Haute-Bourgogne, durs comme le grès et sans délits[2]. L’expérience leur avait démontré que certaines pierres dures, fines de grain, comme le cliquart et le petit banc dur de Tonnerre, par exemple, se composent de lames calcaires très-minces, superposées et réunies par une pâte solide ; que ces pierres, par leur contexture même, ont, posées debout, à contre-fil pour ainsi dire, une force extraordinaire ; qu’elles résistent à des pressions énormes, et que, fortement serrées sous une charge puissante, elles se délitent moins facilement que si elles étaient posées sur leur lit ; car ce qui fait déliter ces pierres, c’est l’humidité qu’elles renferment entre leurs couches minces et qui gonflent leurs lamelles marneuses : or, posées à plat, elles sont plus aptes à conserver cette humidité que posées de champ. Dans ce dernier cas, l’eau glisse le long de leurs parois, et ne pénètre pas les couches superposées. Comme preuve de ce que nous avançons, nous pourrions citer nombre de chéneaux, de larmiers, de corniches, de dalles en liais ou cliquart, dans de très-anciens édifices, posés sur leur lit, et que l’on trouve fréquemment délités ; tandis que les mêmes matériaux, dans les mêmes monuments, posés debout, en délit, se sont parfaitement conservés et ne se sont fendus que par suite d’accidents, tels que l’oxydation de crampons ou goujons, ou quelque défaut. Nous ne devons pas omettre ici un fait important dans les constructions du moyen âge, c’est que les lits sont taillés avec la même perfection que les parements vus, et que les pierres sont toujours posées à bain de mortier et non fichées ou coulées, ce qui est pis. Au surplus, et pour terminer cette digression sur les matériaux propres à bâtir, nous ajouterons que les constructeurs de la première période gothique ont soumis leur système de construction aux matériaux dont ils disposaient, et par conséquent les formes de leur architecture. Un architecte bourguignon, au XIIe siècle, ne bâtissait pas à Dijon comme à Tonnerre ; si l’on retrouve dans une même province l’influence d’une même école, dans l’exécution des maçonneries on remarque des différences considérables résultant de la nature de la pierre employée. Mais, comme dans chaque province il est une qualité de matériaux dominante, les architectes adoptent une méthode de bâtir conforme à la nature de ces matériaux. La Bourgogne, si riche en pierres d’une qualité supérieure, nous fournit la preuve la plus évidente de ce fait.

  1. Ces bancs bas durs de Tonnerre ne sont plus exploités, bien que leurs qualités soient excellentes ; on les appelait pierres des bois.
  2. Pierres de le Manse, de Dornecy, de Ravières, de Coutarnoux dur, d’Anstrude, de Thisy, de Pouillenay.