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serait plus concluante contre les imitateurs de l’architecture gothique que ne l’est, par exemple, la comparaison d’une nef d’église gothique avec la carène renversée d’un navire ; car cette comparaison est un éloge plutôt qu’une critique, comme le serait la comparaison de la coupole du Panthéon avec une ruche d’abeilles. Mais laissons là les comparaisons, qui ne sont point raisons, comme dit le proverbe, et poursuivons. Les constructeurs, au moyen âge, ne connaissaient pas la scie au grès, cette longue lame de tôle battue au moyen de laquelle, par un mouvement horizontal de va-et-vient, un ouvrier peut couper des blocs énormes en tranches aussi minces que le besoin l’exige. Il est encore soixante-dix départements en France dans lesquels cet engin si simple n’est pas employé, et ce sont ceux généralement où on construit le mieux, car on pourrait contester les avantages de la scie au grès. La France abonde en bancs calcaires très-variés, très-bons, et faciles à extraire. Ces bancs, comme chacun sait, sont durs ou tendres, minces ou épais, habituellement minces lorsqu’ils sont durs, épais lorsqu’ils sont tendres. Or il y a toujours avantage, dans les constructions, à respecter l’ordre de la nature ; c’est ce que les anciens ont observé souvent, c’est ce qu’ont observé avec plus de scrupule les constructeurs gothiques. Ils ont extrait et employé les matériaux tels que les leur donnaient les bancs de carrières, en soumettant même les membres de l’architecture à ces hauteurs de bancs. Ne dédoublant jamais une pierre, ainsi que nous le faisons aujourd’hui sur nos chantiers, ils les ont posés, dans leurs bâtisses, entières, c’est-à-dire avec leur cœur conservé dans leur partie moyenne, leurs lits de dessous et de dessus, se contentant de les ébousiner[1]. Cette méthode est excellente ; elle conserve à la pierre toute sa force naturelle, tous ses moyens de résistance. Si les constructeurs gothiques des premiers temps employaient des pierres tendres pour les points d’appui (ce qu’ils étaient souvent forcés de faire, faute d’en trouver d’autres), ils avaient le soin de leur conserver une grande hauteur de banc ; car, dans ce cas, la pierre tendre est moins sujette aux écrasements. Quant aux pierres dures, et entre autres les plus minces, qui sont généralement les plus fortes, ils s’en servaient comme de liaisons, de linteaux continus pour réunir des piles distantes les unes des autres ; ils en composaient les points d’appui qui devaient porter une très-lourde charge, soit en les empilant les unes sur les autres, si ces points d’appui étaient très-épais, soit en les posant debout, en délit, si ces points d’appui étaient grêles. À l’égard de ces pierres posées en délit, on reconnaît toute

    ainsi, c’est que nous voyons, par exemple, les établissements monastiques aller souvent chercher la pierre à des distances énormes, parce qu’elle provenait de carrières à eux appartenant et qu’elle n’avait qu’à suivre des routes libres de droits, tandis qu’ils ne faisaient pas venir des matériaux très-voisins, mais qui devaient traverser des territoires appartenant à des propriétaires non vassaux de l’abbaye.

  1. Ébousiner une pierre, c’est enlever sur ses deux lits les portions du calcaire qui ont précédé la complète formation géologique ou suivi cette formation ; en un mot, c’est enlever les parties susceptibles de se décomposer à l’action de l’air ou de l’humidité.