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des œuvres mieux raisonnées, plus savantes, plus gracieuses et moins uniformes que celles des siècles précédents. L’esprit d’innovation se fit jour avec plus de hardiesse, peut-être, dans la construction des clochers pendant le XIIe siècle que dans les autres édifices, car l’imagination des architectes n’était pas soumise à des programmes impérieux ; il ne s’agissait pour eux que de trouver la place des cloches et d’élever un monument qui se distinguât de ses voisins par un aspect plus léger, plus hardi, par des dispositions inusitées, imprévues. Alors, l’architecture romane avait produit tout ce qu’elle devait produire ; elle était arrivée à ses dernières limites et ne pouvait ou que se traîner dans la même voie, ou que décroître en se chargeant de détails superflus. Le génie occidental, toujours enclin à marcher en avant, rompit brusquement avec les traditions, et ses premiers essais sont des chefs-d’œuvre[1]. Nos lecteurs vont en juger.

Dans la même province, à Tracy-le-Val (Oise), il existe une petite église qui conserve encore un de ces clochers voisins des sanctuaires, dont la construction est peu postérieure à celle du clocher de Nesle (première moitié du XIIe siècle). Sa base est carrée, pleine, détachée de l’abside qui est dépourvue de bas-côtés. Sur cette base carrée[2] s’élève un étage à jour qui se dégage au-dessus des combles. Un beffroi, à base octogone, couronné par une pyramide en pierre, est bâti sur ce premier étage. Voici (49) une élévation perspective de ce clocher, dont le système de construction indique déjà, de la part de l’architecte, le désir de s’affranchir des traditions romanes, et un premier pas vers l’art français de la fin du XIIe siècle. Les archivoltes des baies sont tracées en tiers-point peu prononcé ; et, par une disposition aussi ingénieuse que rationnelle, les angles du beffroi octogone portent sur les clefs des huit archivoltes du premier étage. Pour remplir les triangles qui restent entre l’étage carré et l’octogone, l’architecte a placé des figures d’anges assis. La sculpture de cette jolie construction est barbare, mais les profils sont fins, multipliés, tracés avec talent ; ceux des archivoltes retombent bien sur les pieds-droits. Ainsi que notre dessin l’indique, les proportions du clocher de Tracy-le-Val sont élégantes, les détails parfaitement à l’échelle du monument ; qualité qui

  1. Ce mouvement, qui se produit, vers le milieu du XIIe siècle, dans les arts et les lettres, est trop marqué pour ne pas fixer l’attention de tous ceux qui étudient les œuvres de cette époque. Nous avons l’occasion de le signaler bien des fois dans ce Dictionnaire. Il appartient à l’esprit moderne, c’est son premier et son plus puissant effort, et nous n’avons pu encore deviner pourquoi quelques hommes distingués, savants, qui repoussent les préjugés vulgaires, mais d’ailleurs étrangers à l’art de bâtir, veulent séparer (en ce qui concerne l’art de l’architecture) ces tendances de celles de notre époque, et surtout ne pas admettre qu’elles appartiennent à notre pays, comme si c’était une tache pour nous. Si nous parvenons à découvrir la cause de ce dissentiment entre ces personnes et nous, pendant le cours de notre ouvrage, nous promettons d’en instruire nos lecteurs.
  2. Cette base n’a pas plus de 4m,20 hors œuvre. Nous devons ce dessin à M. Bœswilwald, qui a pris la peine de relever ce clocher pour nous.