Page:Viollet-le-Duc - Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, 1854-1868, tome 2.djvu/386

Cette page a été validée par deux contributeurs.
[cat]
— 383 —

importance, comme art, qui domine l’architecte ; l’art est le maître de son imagination, plus fort que son raisonnement ; aussi, que fait l’artiste ? Il fait tendre toutes les facultés de son esprit à perfectionner cette forme qui l’étreint ; ne pouvant l’assouplir, il la polit. Les Romains, peu artistes de leur nature, prennent la forme de l’art grec pour l’appliquer à des monuments qui n’ont aucun rapport avec les principes de cet art. Ils trouvent des ordres ; entre tous, ils adoptent volontiers le plus riche ; confondant, comme tous les parvenus, la richesse avec la beauté, et ces ordres, dont l’origine est parfaitement rigoureuse et définie, ils les appliquent au rebours de cette origine ; les Romains veulent des arcs et des voûtes ; les Grecs ne connaissaient que la plate-bande. On devrait conclure de ceci que les Romains ont trouvé ou cherché une forme nouvelle propre à leur nouveau système de construction ; point. Les Romains prennent la forme grecque, l’architecture grecque, les ordres grecs, et les plaquent, comme une dépouille, contre leur construction ; peu leur importe que la raison soit choquée de ce contresens ; ils sont les maîtres, mais ce sont des maîtres qui font passer le besoin, la nécessité avant la satisfaction des yeux ; il leur faut de vastes monuments voûtés ; ils les construisent d’abord, puis, leur programme rempli, trouvant un art tout fait, ils s’en emparent, et l’accrochent à leurs murailles comme on accroche un tableau. Que ceux qui voudraient nous taxer d’exagération nous expliquent comment, par exemple, on trouve, autour du Colysée, des ordres complets avec leurs plates-bandes (des plates-bandes sur des arcs !) ; dans l’intérieur des salles des Thermes, des ordres complets, avec leurs corniches saillantes, sous des voûtes (des corniches saillantes à l’intérieur, comme s’il pleuvait dans l’intérieur d’une salle !). Il est évident que les Grecs, amants avant tout de la forme, ayant trouvé cette admirable combinaison des ordres, étant parvenus, guidés par un goût parfait, à donner à ces ordres des proportions inimitables, se sont mis à adorer leur œuvre et à lui sacrifier souvent la nécessité et la raison ; car, pour eux, le premier de tous les besoins était de plaire aux sens ; que les Romains, indifférents au fond en matière d’art, mais désireux de s’approprier tout ce qui dans le monde avait une valeur, ont voulu habiller leur architecture à la grecque, croyant que l’art n’est qu’une parure extérieure qui embellit celui qui la porte, quelle que soit sa qualité ou son origine.

L’habitude prise par les Romains de se vêtir des habits d’autrui a fini par produire, on le conçoit facilement, les costumes les plus étranges. L’architecture romane, dérivée de l’architecture romaine, n’ayant plus même sous les yeux ces principes grecs pillés par les Romains, a interprété les traditions corrompues de cent façons différentes. La forme n’étant pas intimement liée à la matière, n’en étant pas la déduction logique, chacun l’interprétait à sa guise. C’est ainsi que l’art roman a pu, à son tour, s’emparer des lambeaux du vêtement romain, sans en comprendre l’usage, puisqu’il n’était qu’une parure empruntée, et arriver, dans les différentes provinces des Gaules, à former des écoles séparées et qui pouvaient se