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Cet art français du XIIIe siècle arrive si rapidement à son développement, que déjà, vers le milieu de ce siècle, on sent qu’il étouffera l’imagination de l’artiste ; il se réduit souvent à des formules qui tiennent plus de la science que de l’inspiration ; il tend à devenir banal. Des tâtonnements, il tombe presque sans transition dans la rigueur mathématique. Le moment pendant lequel on peut le saisir est compris entre des essais dans lesquels on sent une surabondance de force et d’imagination, et un formulaire toujours logique, mais souvent sec et froid. Cela tient non pas seulement aux arts de cette époque, mais à l’esprit de notre pays, qui tombe sans cesse des excès de l’imagination dans l’excès de la méthode, de la règle ; qui, après s’être passionné pour les formes extérieures de l’art, se passionne pour un principe abstrait ; qui, pour tout dire en un mot, ne sait se maintenir dans le juste milieu en toutes choses.

On nous a répété bien des fois que nous étions latins : par la langue, nous en tombons d’accord ; par l’esprit, nous penchons plutôt vers les Athéniens. Comme eux, une fois au pied de l’échelle, nous arrivons promptement au sommet, non pour nous y tenir, mais pour en descendre. Si nous passons en revue l’histoire des arts de tous les peuples (qui ont eu des arts), nous ne trouverons nulle part, si ce n’est à Athènes et dans le coin de l’Occident que nous occupons, ce besoin incessant de faire pencher les plateaux de la balance tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, sans jamais les maintenir en équilibre.

Ce qu’on a toujours paru redouter le plus en France, c’est l’immobilité ; au besoin de mouvement, l’on a sacrifié de tout temps, chez nous, le vrai et le bien, lorsque par hasard on y était arrivé. Et pour ne pas sortir des questions d’art, nous avons toujours fait succéder à une période d’invention, de recherche, de développement de l’imagination, de poésie, si l’on veut, une période de raisonnement ; aux égarements de la fantaisie et de la liberté, la règle absolue. De l’architecture si variée et si pleine d’invention du commencement du XIIIe siècle, de cette voie si large qui permettait à l’esprit d’arriver à toutes les applications de l’art, on se jette tout à coup dans la science pure, dans une suite de déductions impérieuses qui font passer cet art des mains des artistes inspirés aux mains des appareilleurs. Des abus de ce principe naissent les architectes de la renaissance, ceux-ci laissent pleine carrière à leur imagination ; la fantaisie règne en maîtresse absolue ; mais bientôt, s’appuyant sur une interprétation judaïque de l’architecture antique, on veut être plus Romain que les Romains, on circonscrit l’art de l’architecture dans la connaissance des ordres, soumis à des règles impérieuses que les anciens se gardèrent bien de reconnaître[1]. Cependant, les excès en France sont presque toujours couverts d’un

  1. Dans le temps où l’on croyait très-sérieusement faire en France de l’architecture romaine, on portait des perruques colossales et des souliers à talons, des canons couverts de rubans, des aiguillettes et des baudriers larges de six pouces, nous n’y voyons pas de mal ; mais on nous dit, très-sérieusement aussi, lorsque nous croyons