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Paris et de Soissons. Faudrait-il donc voir, dans l’église de Saint-Denis et dans les cathédrales de Noyon et de Senlis, le berceau de l’architecture ogivale ? Et Suger, à la fois abbé et ministre, serait-il le premier qui eût été chercher les constructeurs en dehors des monastères, qui eût compris que les arts et les sciences étouffaient dans les cloîtres et ne pouvaient plus se développer sous leur ombre ? Voilà des questions que nous laissons à résoudre à plus habiles que nous.

Mais avant d’entamer la description des monuments, que l’on nous permette encore un argument. Saint-Bernard s’était, à plusieurs reprises, élevé contre le goût des sculptures répandues dans les églises clunisiennes ; son esprit droit, positif, éclairé, était choqué par ces représentations des scènes singulièrement travesties de l’Ancien et du Nouveau Testament, ces légendes, cette façon barbare de figurer les vices et les vertus qui tapissaient les chapiteaux des églises romanes. À Vézelay même, au milieu de ces images les plus étrangement sculptées, il n’avait pas craint de qualifier ces arts de barbares et d’impies, de les stigmatiser comme contraires à l’esprit chrétien ; aussi, lorsqu’il établit la règle de Cîteaux, voulut-il protester contre ce qu’il regardait comme une monstruosité, en s’abstenant de toute représentation sculptée.

Les âmes de la trempe de celle de saint-Bernard sont rarement comprises par la foule ; quand elles sont soutenues par des vertus éclatantes, une conviction inébranlable et une éloquence entraînante, tant qu’elles demeurent au milieu de la société, elles exercent une pression sur ses goûts et ses habitudes ; mais sitôt qu’elles ont disparu, ces goûts et ces habitudes reprennent leur empire ; toutefois, de la protestation d’un esprit convaincu, il reste une trace ineffaçable. Faites honte à un homme de ses goûts dépravés, montrez-les-lui sous le côté odieux et ridicule, il ne se corrigera peut-être pas, mais il modifiera la forme, l’expression de ces goûts. La protestation de saint-Bernard ne changea pas les goûts de la nation pour les arts plastiques, heureusement ; mais il est certain qu’elle les modifia, et les modifia en les forçant de se diriger vers le vrai, vers le beau. Cette révolution se fait précisément au moment où les arts se répandent en dehors du cloître, et deviennent le partage des laïques.

À Saint-Denis, les étrangetés contre lesquelles saint-Bernard s’était élevé ont déjà disparu. Dans nos cathédrales des XIIe et XIIIe siècles, il n’en reste plus trace. Sur les chapiteaux et dans les intérieurs, des ornements empruntés à la Flore locale ; jamais ou très-rarement des figures, des scènes sculptées ; il semble que la voix de saint-Bernard tonnait encore aux oreilles des imagiers.

Dans nos cathédrales, l’iconographie se règle sous la haute direction des évêques ; les ouvriers laïques ne tombent plus dans ces bizarreries affectionnées par les moines des XIe et XIIe siècles. La sculpture cherche moins à surprendre ou terrifier, qu’à instruire et expliquer ; ce n’est plus de la superstition, c’est de la foi, de la poésie, de la science.

Ainsi, constatons bien ce fait : avec le besoin d’élever nos grandes