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ne nous en disent rien ; ils conservent pour eux (et cela se conçoit) tout l’honneur de cette entreprise ; à les en croire, les moines suffirent à tout. Mais il y a, dans l’histoire de cette édification, tant de fables, de faits évidemment présentés avec l’intention de frapper la foule de respect et d’admiration, que nous ne pouvons y attacher une véritable importance historique[1]. Suger était aussi bon politique que religieux sincère ; il était plus qu’aucun autre à même de se servir des hommes que pourrait lui fournir l’époque où il vivait ; c’était un esprit éclairé, et, comme on dirait aujourd’hui, amateur du progrès. Son église le prouve ; elle est en avance de vingt ou trente ans sur les constructions que l’on élevait alors, même dans le domaine royal. Qu’il ait été le premier à former cette école nouvelle de constructeurs, ou qu’il ait su voir le premier qu’à côté de l’école monacale il se formait une école laïque d’architectes, à nos yeux le mérite serait le même ; mais ce qui est incontestable, c’est la physionomie, nouvelle pour le temps, des constructions élevées par lui à Saint-Denis. Or nous retrouvons, à la cathédrale de Noyon, la même construction, les mêmes procédés d’appareil, les mêmes profils, les mêmes ornements qu’à Saint-Denis. Nous y voyons ce singulier mélange du plein cintre et de l’ogive. L’église de Saint-Denis de Suger et la cathédrale de Noyon semblent avoir été bâties par le même atelier d’ouvriers. L’abbé et l’évêque sont liés d’amitié ; Suger est à la tête du pays : quoi de plus naturel que de supposer que l’évêque Beaudoin, le voyant rebâtir l’église de son abbaye sur des dispositions et avec des moyens de construction neufs pour l’époque, se soit adressé à lui pour avoir les maîtres des œuvres et ouvriers nécessaires à la reconstruction de sa cathédrale ruinée par un incendie ? Si ce ne sont pas là des preuves, il nous semble que ce sont au moins des présomptions frappantes. M. Vitet a compris toute l’importance qu’il y a à préciser d’une manière rigoureuse la date de la construction de la cathédrale de Noyon. Cette importance est grande en effet, car la cathédrale de Noyon est un monument de transition, et un monument de transition en avance sur son temps. Il précède de quelques années la construction des cathédrales de

  1. Tels sont, par exemple, les faits relatifs aux fondations, que Suger dit avoir fait exécuter avec le plus grand soin ; or ces fondations sont aussi négligées que possible : aux colonnes du chœur, qui auraient été rapportées d’Italie, elles proviennent des carrières de l’Oise ; aux vitraux, dans la fabrication desquels il entra une quantité considérable de pierres précieuses, saphirs, émeraudes, rubis, topazes : or ces vitraux, dont nous possédons heureusement de nombreux fragments, quoique fort beaux, sont, bien entendu, en verre coloré par des oxydes métalliques. On objectera peut-être que les fabricants chargés de faire ces vitraux firent croire à Suger que, pour obtenir des verrières d’une belle couleur, il fallait y jeter des pierres précieuses ; mais alors ces vitraux auraient donc été faits en dehors de l’abbaye, et Suger se servait donc d’artistes laïques ? Nous sommes plus disposé à croire que ce récit est une exagération. Suger, tel que nous le représente l’histoire, ne paraît pas être homme à se laisser tromper d’une façon aussi grossière. On devait savoir, dans son abbaye, comment se fabriquaient les vitraux.