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forêts, il faut cependant reconnaître que dans la pratique nous ne pensons guère à ces savantes recherches, à ces observations approfondies ; que nous discourons à merveille sur les bois, et que nous les employons trop souvent en dépit de leurs qualités, et comme si nous ne connaissions pas la nature de cette matière. Malheureusement, de nos jours, le praticien dédaigne l’observation scientifique ; le savant n’est pas praticien. Le savant travaille dans son cabinet, et ne descend pas sur le chantier ; le praticien n’observe pas, il cherche à produire vite et à bon marché. Les mauvaises habitudes introduites par l’amour du lucre, l’ignorance et la routine suivent leur cours, pendant que le savant observateur compose ses livres, établit ses formules.

Le moyen âge, qui, pour beaucoup de gens, non praticiens il est vrai, est encore une époque d’ignorance et de ténèbres, n’a, que nous sachions, laissé aucun livre sur la nature des bois et les meilleurs moyens de les employer dans les constructions ; cette époque a fait mieux que cela : elle a su les mettre en œuvre, elle a su élever des ouvrages de charpente dont la conservation est encore parfaite ; tandis que nos bois employés il y a vingt ou trente ans à peine sont pourris.

Nous allons essayer de nous servir des observations purement pratiques des charpentiers du moyen âge sur les bois ; cet aperçu aura peut-être son utilité. On a prétendu que beaucoup de charpentes du moyen âge étaient faites en bois de châtaignier ; nous sommes obligé d’avouer que nous n’avons, jusqu’à présent, rencontré aucune pièce de charpente de cette époque dont le tissu ressemble à celui de cette essence. Toutes les charpentes que nous avons visitées, celles des cathédrales de Chartres et de Paris, de Saint-Georges de Bocherville, de l’évêché d’Auxerre, de l’église de Saint-Denis, qui datent du XIIIe siècle[1], celles des cathédrales de Reims, d’Amiens, de l’église Saint-Martin des Champs, de la chapelle Saint-Germer, de l’hôpital de Tonnerre, et tant d’autres qu’il serait trop long d’énumérer et qui datent des XIVe, XVe et XVIe siècles, nous ont paru être en chêne, et n’avoir aucune ressemblance avec le bois de châtaignier que nous possédons aujourd’hui dans nos forêts. Cependant il faut dire que le bois de chêne employé alors était d’une autre essence que celui généralement admis dans les constructions modernes. Les caractères particuliers de ces anciens bois sont ceux-ci : égalité de grosseur d’un bout à l’autre des pièces, peu d’aubier, tissu poreux, soyeux, fil droit, absence presque totale de nœuds, de gerçures, rigidité, égalité de couleur au cœur et à la surface ; couches concentriques fines et égales, légèreté (ce qui tient probablement à leur sécheresse). Il est certain que l’on possédait encore au moyen âge et jusqu’au XVIIe siècle, dans nos forêts, une essence de chênes parfaitement droits, égaux de la base aux branches supérieures, et très-élevés quoique d’un diamètre assez faible. Ces chênes, qui semblaient poussés pour faire de la charpente,

  1. L’ancienne charpente de la cathédrale de Chartres fut incendiée en 1836 ; celle de l’église de Saint-Denis est démolie, mais il en existe de nombreux fragments.