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se changent en vertes prairies, les forêts sont aménagées, les coteaux arides se couvrent de vignobles. Qui ne sait que les meilleurs bois, les moissons les plus riches, les vins précieux proviennent encore aujourd’hui des terres dont les moines ont été dépossédés ? À peine l’oratoire et les cellules des bénédictins étaient-ils élevés au milieu d’un désert, que des chaumières venaient se grouper alentour, puis à mesure que l’abbaye ou le prieuré s’enrichissait, le hameau devenait un gros village, puis une bourgade, puis une ville. Cluny, Paray-le-Monial, Marcigny-les-Nonains, Charlieu, Vézelay, Clairvaux, Pontigny, Fontenay, Morimond, etc., n’ont pas une autre origine. La ville renfermait des industriels instruits par les moines ; des tanneurs, des tisserands, des drapiers, des corroyeurs livraient à l’abbaye, moyennant salaire, les produits fabriqués de ses troupeaux, sans craindre le chômage, la plaie de nos villes manufacturières modernes ; leurs enfants étaient élevés gratuitement à l’abbaye, les infirmes et les vieillards soignés dans des maisons hospitalières bien disposées et bien bâties ; souvent les monastères élevaient des usines pour l’extraction et le façonnage des métaux ; c’étaient alors des forgerons, des chaudronniers, des orfèvres même qui venaient se grouper autour des moines, et s’il survenait une année de disette, si la guerre dévastait les campagnes, les vastes greniers de l’abbaye s’ouvraient pour les ouvriers sans pain ; la charité alors ne se couvrait pas de ce manteau froid de nos établissements modernes, mais elle accompagnait ses dons de paroles consolantes, elle était toujours là présente, personnifiée par l’Église. Non contente de donner le remède, elle l’appliquait elle-même, en suivait les progrès, connaissait le malade, sa famille, son état, et le suivait jusqu’au tombeau. Le paysan de l’abbaye était attaché à la terre, comme le paysan du seigneur séculier, mais par cela même, loin de se plaindre de cet état, voisin de l’esclavage politiquement parlant, il en tirait protection et assistance perpétuelle pour lui et ses enfants. Ce que nous avons vu établi au IXe siècle dans l’enceinte d’une villa (voy. le plan de l’abbaye de Saint-Gall) s’étendait, au XIe siècle, sur un vaste territoire, ou remplissait les murs d’une ville. Dire que cet état de choses ne comportait aucun abus serait une exagération ; mais au milieu d’une société divisée et désordonnée comme celle du XIe siècle, il est certain que les établissements monastiques étaient un bien immense, le seul praticable. Ce n’est pas tout, les monastères, dans un temps où les routes étaient peu sûres, étaient un refuge assuré pour le voyageur, qui jamais ne frappait en vain à la porte des moines. Ceux qui ont visité l’Orient savent combien est précieuse l’hospitalité donnée par les couvents à tous venants, mais combien devait être plus efficace et plus magnifique surtout, celle que l’on trouvait dans des maisons comme Cluny, comme Clairvaux. À ce propos qu’on nous permette de citer ici un passage d’Udalric[1] : « Comme

  1. Udalr. Antiq. consuet., lib. III, cap. 24. Nous empruntons cette traduction à l’ouvrage de M. l’abbé Cucherat, que nous avons déjà eu l’occasion de citer tant de fois. Les Antiquiores consueludines cluniacensis monasterii d’Udalric se trouvent