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Si ses profondes paroles ne voilent qu’un jeu passager, ― qu’il les garde, avec ses présents ! que ma soucieuse indifférence n’accueille que fatiguée de beaucoup trop ingénieuses contraintes. Je veux être aimée comme on n’aime plus ! non pas seulement autant que je suis belle, mais autant que je me vois infortunée.

Le reste seul est vain. Comme le marbre divin auquel je ressemble, mon seul devoir est de faire ressentir (ah ! pour toujours !) à ceux qui m’approchent, l’exception que je suis. À l’œuvre, donc ! Soyons ressemblante à leurs femmes, à celles qu’ils désirent et qu’ils préfèrent, les grossiers passants familiers ! Qu’aucune lumière natale ne transparaisse en moi ! Que la nullité médiocre emmielle mes discours ! Comédienne, voici ta première création. Noue ton masque : tu joues pour toi. ― Si tu es une puissante artiste, ici le triomphe ne sera point la gloire, mais l’amour. Incarne-toi dans ce rôle odieux où la plupart des femmes du siècle acceptent de travestir leurs natures, sous prétexte que la mode les y oblige.

Ce sera l’épreuve. Si, malgré cette indigence d’âme dont je feindrai la misère sans concession ni pitié, il persiste, quand même, à me vouloir pour amour, ce sera qu’il n’est pas plus digne de moi que tel autre et que je ne représente, pour sa passion, qu’une somme de plaisirs, qu’une ivresse pareille à celle du vin ; qu’enfin il se rirait de ma réalité s’il pouvait la pressentir.

Alors, je lui dirai :

― Vous pouvez aller vous unir à celles-là seules