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shire, un très désert et très brumeux district. Ce manoir, l’un des derniers, environné de lacs, de forêts de pins et de rochers, s’élève à quelques milles de Newcastle-under-Lyne ; j’y vivais depuis mon retour de l’expédition d’Abyssinie, d’une existence fort isolée, n’ayant plus de parents, avec de bons serviteurs vieillis à notre usage.

Ma dette militaire une fois acquittée envers mon pays, je m’étais arrogé le droit d’exister ainsi, à ma guise. Un ensemble de réflexions sur l’esprit des temps actuels m’ayant induit à renoncer, de très bonne heure, à toute carrière d’état, de lointains voyages ayant en moi développé ce goût de la solitude qui m’est natal, cette existence d’isolement suffisait à mes ambitions rêveuses et je m’estimais des plus heureux.

Cependant, à l’occasion d’un anniversaire du couronnement de l’Impératrice des Indes, notre souveraine, et sur le rescrit officiel qui me convoquait avec les autres pairs, je dus quitter, un beau matin, ma baronnie et mes chasses et me rendre à Londres. Une circonstance, aussi futile que banale, de ce voyage, me mit en présence d’une personne attirée aussi vers notre capitale par cette solennité. À quel propos cette aventure m’advint-elle ? Voici : ― à la gare de Newcastle les wagons encombrés n’étaient plus assez nombreux. Sur la jetée du chemin de fer, une jeune femme semblait contrariée jusqu’à tristesse de ne pouvoir partir. Au dernier moment et sans me connaître, elle s’approcha de moi, n’osant me demander place dans le salon où je voyageais seul, ― gracieuseté que, toutefois, je ne sus lui refuser.