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Le petit jour livide teintait les vitres, les bougies jaunissaient, le feu s’éteignait ; ce que nous entendions nous donnait la sensation d’un cauchemar. Le docteur n’était pas de ceux auxquels la mystification est familière : ce qu’il disait devait être aussi froidement réel que la machine dressée là-bas sur la place.

— Il paraîtrait, continua-t-il entre deux gorgées de madère, qu’aussitôt sa majorité, ce jeune homme taciturne s’embarqua pour les Indes orientales ; il voyagea beaucoup dans les contrées de l’Asie. Là commence le mystère épais qui cache l’origine de son accident. Il assista, pendant certaines révoltes, dans l’extrême Orient, à ces supplices rigoureux que les lois en vigueur dans ces parages infligent aux rebelles et aux coupables. Il y assista, d’abord, sans doute, par une simple curiosité de voyageur. Mais, à la vue de ces supplices, il paraîtrait que les instincts d’une cruauté, qui dépasse les capacités de conception connues, s’émurent en lui, troublèrent son cerveau, empoisonnèrent son sang et finalement le rendirent l’être singulier qu’il est devenu. Figurez-vous qu’à force d’or, le baron de H*** pénétra dans les vieilles prisons des villes principales de la Perse, de l’Indo-Chine et du Thibet et qu’il obtint, plusieurs fois, des gouverneurs, d’exercer les horribles fonctions de justicier, aux lieu et place des exécuteurs orientaux. — Vous connaissez l’épisode des quarante livres pesant d’yeux crevés qui furent apportés, sur deux plats d’or, au shah Nasser-Eddin, le jour où il fit son entrée solennelle dans une ville révoltée ? Le baron, vêtu en homme