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ET SUR LA POÉSIE LYRIQUE.

Mais le raisonnement chez Lucrèce a retenu l’essor du génie. Une imagination, égale peut-être à celle d’Homère, s’arrête captive dans les lacets subtils de la dialectique argutieuse qu’avait tissée l’oisiveté d’Athènes. Sous cette entrave cependant, la lumière sortie de l’âme du poëte s’échappe, et brille au moins par les bords du nuage qui la couvre. De là ces traits de feu, ces grâces ravissantes jetées çà et là dans les chants du poëme de Lucrèce ; de là cette fréquente contradiction de son art et de son système, ce retour involontaire au polythéisme qu’il maudit, ces nouvelles apothéoses substituées aux idoles qu’il renverse, et cet hymne de louange et d’amour qu’il semble près d’exhaler sans cesse, et dont il cherche l’objet en dédaignant tous les anciens cultes de la terre.

Là même, vous le savez, une émotion poétique, plus forte que son abstraite doctrine, le ramène aux crédulités du culte national. Au moment où, conduit par une rêverie savante à ce matérialisme épicurien dont César devait abuser en factieux quelques années après, Lucrèce allait expliquer la formation spontanée du monde, l’action exclusive de la matière, l’intelligence passagère qui en résulte et la mortalité absolue de l’être humain, il élève ses regards vers les cieux ; il y voit briller un astre cher à la superstition romaine ; il en retrouve le souvenir et le nom dans les origines de Rome ; et il ouvre son poëme anti-mythologique et anti-platonique par cette invocation incomparable à la

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