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L’ennui d’une longue contrainte imposée par un grand monarque, dont la piété s’attristait dans la vieillesse, et le malheur, les folies d’un gouvernement corrupteur et d’un prince aimable, tout avait répandu dans la nation un goût de licence et de nouveauté, qui favorisait cette faculté heureuse à laquelle les Français ont donné, sans doute dans leur intérêt, le nom même de l’esprit, quoiqu’elle n’en soit que la partie la plus vive et la plus légère. C’est le caractère, dont brillent, au premier coup d’œil, les Lettres persanes. C’est la superficie éblouissante d’un ouvrage quelquefois profond. Portraits satiriques, exagérations ménagées avec un air de vraisemblance, décisions tranchantes appuyées sur des saillies, contrastes inattendus, expressions fines et détournées ; langage familier, rapide, et moqueur ; toutes les formes de l’esprit s’y montrent, et s’y renouvellent sans cesse. Ce n’est pas l’esprit délicat de Fontenelle, l’esprit élégant de la Motte la raillerie de Montesquieu est sentencieuse et maligne comme celle de la Bruyère ; mais elle a plus de force et de hardiesse. Montesquieu se livre à la gaieté de son siècle ; il la partage, pour mieux la peindre et le style de son ouvrage est à la fois le trait le plus brillant et le plus vrai du tableau qu’il veut tracer. La Bruyère, se plaignant[1] d’être renfermé dans un cercle trop étroit, avait esquissé des caractères, parce qu’il n’osait peindre des institutions et des peuples : Montesquieu porte plus haut la raillerie. Ses plaisanteries sont la censure d’un gouvernement ou d’une nation. Réunissant ainsi la grandeur des sujets et la frivolité hardie des opinions et du style, il peint encore les Français par sa manière de juger tous les peuples.

L’invention des Lettres persanes était si facile, que

  1. Voir à la fin de l’Éloge, note A.