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dans un ouvrage bizarrement mélange, suffisent a son succès, et soient plus fortes que l’alliage qui les altère. Le critique éclairé fera cette distinction ; il s’empressera d’accorder au talent qui s’égare des louanges instructives. Pourquoi montrerait-il une injuste rigueur ? C’est au mauvais goût qu’il appartient d’être partial et passionné ; le bon goût n’est pas une opinion, une secte ; c’est le raffinement de la raison cultivée, la perfection du sens naturel. Le bon goût sentira vivement les beautés naïves et sublimes dont Shakspeare étincelle : il n’est pas exclusif. Il est comme la vraie grandeur, qui, sûre d’elle-même, s’abandonne, sans se compromettre.

Je sais que cette pureté, et en même temps cette indépendance de goût supposent une supériorité de connaissances et de lumières qui ne peut exister, sans un talent distingué. Mais je crois aussi que la perfection dii goût, dans l’absence du talent, serait une contradiction et une chimère. Tous les arts sont jugés par de prétendus connaisseurs qui ne peuvent les pratiquer. Il en est ainsi souvent de l’art d’écrire ; et nulle part l’abus n’est plus ridicule et plus nuisible. Pour être un excellent critique, il faudrait pouvoir être un bon auteur. Dans un esprit faible et impuissant, le bon goût se rapetisse, se rétrécit, devient craintif et superstitieux, et se proportionne a la mesure de l’homme médiocre qui s’en sert aussi timidement pour juger que pour écrire. Le talent seul peut agrandir l’horizon du goût, lui faire prévoir confusément de nouveaux points de vue, et le disposer d’avance à reconnaître des beautés qui n’existent pas encore. Comme le sentiment de nos propres forces influe toujours sur nos opinions, le critique sans chaleur et sans imagination sentira faiblement des qualités qui lui sont trop étrangères. N’ayant que du goût, il n’en aura point assez. C’est ainsi qu’en général les écrivains sages et froids, qui, dans leur marche compassée,