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torien. Tu retraças, non les formes incertaines et passagères de la société, mais l’homme tel qu’il est toujours et partout. Tes peintures ne sont pas vieillies après trois siècles ; et ces copies, si fidèles et si vives, toujours en présence de l’original qui n’a pas changé, conservant toute leur vérité, n’ont rien perdu de leur éclat, et paraissent même embellies par l’épreuve du temps. Ta naïve indulgence, ta franchise et ta bonhomie ont cessé depuis longtemps d’être en usage : elles ne cesseront jamais de plaire ; et tout le raffinement d’un siècle civilisé ne servira qu’à les rendre plus curieuses et plus piquantes. Tes remarques sur le cœur humain pénètrent trop avant pour devenir jamais inutiles. Malgré tant de nouvelles recherches et de nouveaux écrits, elles seront toujours aussi neuves que profondes. Pardonne-moi d’avoir essayé l’analyse de ton génie, sans autre titre que d’aimer tes ouvrages. Ah ! la jeunesse n’est pas faite pour apprécier dignement les leçons de l’expérience, et n’a pas le droit de parler du cœur humain qu’elle ne connaît pas. J’ai senti cet obstacle : plus d’une fois j’ai voulu briser ma plume, me défiant de mes idées, et craignant de ne pas assez entendre les choses que je prétendais louer. La supériorité de ta raison m’effrayait, ô Montaigne ! Je désespérais de pouvoir atteindre si haut. Ta simplicité, ton aimable naturel m’ont rendu la confiance et le courage : j’ai pensé que toi-même, si tu pouvais supporter un panégyrique, tu ne te plaindrais pas d’y trouver plus de bonne foi que d’éloquence[1], plus de candeur que de talent.

  1. Ce discours a été couronné en 1812 par l’Académie française (alors classe de la Langue et de la Littérature française, dans l’Institut).