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les emplois, élu par le suffrage volontaire de ses concitoyens, il avait rempli deux fois les fonctions de premier magistrat dans la ville de Bordeaux. Il croit que son administration n’était pas assez sévère : je le crois aussi. Sans doute il était plus fait pour étudier les hommes que pour les gouverner. C’était l’objet où se portait naturellement son esprit. Il s’en occupa toujours dans le calme de la solitude et dans les loisirs de la vie privée. Les fureurs de la guerre civile troublèrent quelquefois son repos ; et sa modération, comme il arrive toujours, ne put lui servir de sauvegarde. Cependant ces orages mêmes ne détruisirent pas son bonheur.

C’est ainsi qu’il coula ses jours dans le sein des occupations qu’il aimait, libre et tranquille, élevé par sa raison au-dessus de tous les chagrins qui ne venaient point du cœur, attendant la mort sans la craindre, et voulant qu’elle le trouvât occupé à bêcher son jardin, et nonchalant d’elle.

Les Essais, ce monument impérissable de la plus saine raison et du plus heureux génie, ne furent pour Montaigne qu’un amusement facile, un jeu de son esprit et de sa plume. Heureux l’écrivain qui, rassemblant ses idées comme au hasard, et s’entretenant avec lui-même, sans songer à la postérité, se fait cependant écouter d’elle ! On lira toujours avec plaisir ce qu’il a produit sans effort. Toutes les inspirations de sa pensée, fixées à jamais par le style, passeront aux siècles à venir. Quel fut son secret ? il s’est mis tout entier dans ses ouvrages. Il jouira donc mieux que personne de cette immortalité que donnent les lettres, puisqu’en lui seul l’homme ne sera jamais séparé de l’écrivain, et que son caractère ne sera pas moins immortel que son talent.

Montaigne, te croyais-tu destiné à tant de gloire, et n’en serais-tu pas étonné ? Tu ne parlais que de toi, tu ne voulais peindre que toi ; cependant tu fus notre his-