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il n’a plus de goût aux plaisirs. Ils me redoublent, dit-il, le regret de sa perte. Nous étions à moitié de tout : il me semble que je lui dérobe sa part. Deuil sacré de l’amitié, sainte et inviolable fidélité, qui n’a plus pour objet qu’un souvenir ! Quelle est l’âme détachée d’elle-même qui se plaît à prolonger son affliction pour honorer la mémoire de l’ami qu’elle a perdu ? C’est celle de Montaigne ; c’est Montaigne qui se fait une religion de sa douleur, et craint d’être troublé dans ses regrets par un bonheur où son ami ne peut plus être. On aime à rencontrer dans l’éloge d’un homme supérieur ces marques d’un caractère sensible et tendre. Elles nous donnent le droit de chérir celui que nous admirons ; mais que dis-je ? ces deux sentiments, l’admiration et t’amour, se confondent tellement an nom de Montaigne, que l’un disparaît presque dans l’autre. Son idée ne réveille pas en nos âmes ce respect mêlé d’enthousiasme que nous inspirent les génies illustres qui ont fait la gloire des lettres. La distance nous parait moins grande entre nous et lui. Nous sentons qu’il y a dans ses principes, dans sa conduite, quelque chose qui le rapproche de nous. Nous l’aimons comme un ami plein de candeur et de simplicité que nous serions tentés de croire notre égal, si la supériorité de sa raison et la vivacité de son esprit ne se décelaient à chaque instant par des traits ingénieux et soudains, que toute sa bonhomie ne peut cacher à nos yeux.

Sa vie nous offre peu d’événements ; elle ne fut point agitée : c’est le développement paisible d’un caractère aussi noble que droit. La tendresse filiale, l’amitié, occupèrent ses plus belles années. Il voyagea, n’étant déjà plus jeune, et n’ayant plus besoin d’expérience ; mais son âme, nourrie si longtemps des souvenirs du génie antique, retrouva de l’enthousiasme à la vue des ruines de Rome. Malgré son éloignement pour les honneurs et