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dans sa bouche n’appartient qu’à lui. Sortez, dit-elle, de ce monde, comme vous y êtes entré ; le même passage que vous avez fait de la mort à la vie, sans passion et sans frayeur, refaites-le de la vie à la mort. Votre mort est une des pièces de l’ordre de l’univers, une pièce de la vie du monde. Cette élévation se soutient dans tout le discours de la Nature. Il s’y mêle quelques-unes de ces pensées profondes qui forcent l’âme à se replier sur elle-même. Si vous n’aviez la mort, vous me maudiriez sans cesse de vous en avoir privé.

Une pareille éloquence semble appartenir à cette philosophie austère qui ne ménage point l’homme, et le poursuit sans cesse avec l’image de la dure vérité. Ce ton ne peut être habituel chez Montaigne. Il devait porter son caractère dans ses écrits ; et ce caractère, qu’il a pris tant de plaisir à nous dépeindre, se compose de faiblesse pour lui-même et d’indulgence pour les autres. Il nous excuse trop aisément, pour nous reprocher avec amertume nos fautes et nos erreurs ; et il s’aime trop lui-même, pour s’irriter contre les siennes. Il s’aime trop lui-même je n’ai pas craint de faire cet aveu on ne peut en abuser. L’ami de la Boétie ne sera jamais exposé à l’accusation d’égoïsme. Non ; l’égoïsme, ce sentiment stérile, cette passion avilissante, n’a jamais trouvé place là où régnait la pure amitié. Il n’est pas épuisé par l’habitude de s’aimer seul, ce cœur qui conserve une si grande force d’aimer, et l’épanche avec une intarissable abondance sur l’ami qu’il s’est choisi. O la Boétie ! que votre nom toujours répété serve à la gloire de votre ami ; que toujours on pense avec délices à cette union de deux âmes vertueuses qui, s’étant une fois rencontrées, se mêlent, se confondent pour toujours ! Mais la mort vient briser des liens si forts et si doux : le plus à plaindre des deux, celui qui survit, demeure frappé d’une incurable blessure ; il ne fait plus que traîner languissant :