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Quelquefois chez Montaigne cette grandeur est portée trop loin, et se rapproche un peu de la grandeur souvent outrée de Sénèque et de Lucain. Il aimait ces deux auteurs. Il ne haïssait pas les images hardies jusqu’à l’exagération, les expressions éblouissantes, les coups de pinceau plus énergiques que réguliers. On doit le pardonner à l’extrême vivacité de son imagination. Malgré ce penchant naturel dans ses jugements littéraires, il donne toujours la préférence aux auteurs de l’antiquité qui ont réuni la pureté du goût à l’éclat du talent ; Virgile est pour lui le premier des poëtes ; et si la philosophie de Cicéron lui paraît trop chargée de longueries d’apprêts, il trouve son éloquence incomparable. Quand il emprunte quelque idée brillante à Lucain ou à Sénèque, jamais il ne l’affaiblit ; mais il sait presque toujours la rendre plus naturelle. Le bon sens tempérait en lui l’imagination, et retenait sa pensée dans de justes bornes, lors même que ses paroles trop vives et trop impétueuses s’élançaient avec une sorte d’irrégularité.

Ce bon sens qui dirige tous ses raisonnements, qui se fait remarquer au milieu de ses saillies, et ne l’abandonne pas même dans ses caprices et dans ses écarts, devait lui présenter en foule ces pensées heureuses et précises, que l’on aime à retenir parce qu’elles trouvent sans cesse leur application, et que l’on peut appeler les proverbes des sages. Dans ce genre, j’oserai dire qu’il a donné les plus heureux modèles d’un style dont La Rochefoucauld passe ordinairement pour le premier inventeur. Nulle part vous ne trouverez un plus grand nombre de sentences d’une brièveté énergique, où les mots suffisent à peine à l’idée qui se montre d’elle-même. Je n’essaierai pas de multiplier les citations. On y verrait avec étonnement cette diction si riche en termes pittoresques, si chargés de circonlocutions ingénieuses, d’expressions redoublées, d’épi-