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je désespère de pouvoir jamais saisir ni peindre un écrivain qui, non moins varié que fécond, se renouvelle même en se répétant. Cependant ces différences sans nombre peuvent être ramenées à un principe, l’imitation des grands écrivains de l’ancienne Rome ; et je ne crains pas d’assurer que l’on retrouverait, dans le génie commun de leur langue et dans l’usage divers qu’ils en ont fait, tous les secrets de l’idiome de Montaigne. On sait avec quelle constance il avait étudié ces grands génies, combien il avait vécu dans leur commerce et dans leur intimité. Doit-on s’étonner que son ouvrage porte, pour ainsi dire, leur marque, et paraisse, du moins pour le style, écrit sous leur dictée ? Souvent il change, modifie, corrige leurs idées. Son esprit, impatient du joug, avait besoin de penser par lui-même ; mais il conserve les richesses de leur langage et les grâces de leur diction. L’heureux instinct qui le guidait lui faisait sentir que, pour donner à ses écrits le caractère de durée qui manquait à sa langue, trop imparfaite pour être déjà fixée, il fallait y transporter, y naturaliser en quelque sorte les beautés d’une autre langue, qui, par sa perfection, fût assurée d’être immortelle : ou plutôt, l’habitude d’étudier les chefs-d’œuvre de la langue latine le conduisait à les imiter. Il en prenait à son insu toutes les formes, et se faisait Romain sans le vouloir. Quelquefois, réglant sa marche irrégulière, il semble imiter Cicéron même : sa phrase se développe lentement, et se remplit de mots choisis qui se fortifient et se soutiennent l’un l’autre dans un enchaînement harmonieux. Plus souvent, comme Tacite, il enfonce[1] profondément la signification des mots, met une idée neuve sous un terme familier, et, dans une diction fortement travaillée, laisse quelque chose d’inculte et de sauvage. Il a le trait éner-

  1. Expression de Montaigne.